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DÉMOCRATIE DES FAUX-SEMBLANTS

Cette agitation à propos d’une déclaration de “source ministérielle”, publiée par l’Agence nationale d’information, très critique du comportement de l’ancien chef du gouvernement, M. Hariri, soulève beaucoup de problèmes. Que s’est-il passé?
La veille avait paru le premier numéro du nouveau journal appartenant à M. Hariri avec une charge assez méchante et humiliante contre le chef du gouvernement, M. Salim Hoss. On lui faisait grief, notamment, de ses “origines modestes” (le patron du journal est, probablement, issu de la cuisse de Jupiter) et on l’accusait de savoir mieux gérer “une économie domestique” qu’une économie nationale. Le texte publié par l’ANI se présentait donc comme une réplique anonyme à cet article et comportait de graves accusations contre M. Hariri, en particulier, d’avoir confié ses affaires en Amérique du Sud à un haut fonctionnaire, M. Mohamed Souheil Yammout, recherché par la Justice libanaise. On a laissé entendre qu’il était l’objet d’un mandat d’Interpol.
A partir de là, des députés prennent fait et cause pour M. Hariri et interpellent le gouvernement sur cette manière d’utiliser l’ANI, agence officielle. D’autres, sans être pro-Hariri, s’indignent de cette utilisation, jugée abusive, d’un organe officiel d’information. M. Hoss, admettant implicitement l’existence d’un abus est, dit-on, à la recherche du responsable du texte incriminé et, à l’adresse de ses interpellateurs, se déclare prêt à poser la question de confiance.

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Voilà, à peu près, les faits. On remarquera, tout d’abord, que cette querelle ne concerne que la forme et non pas le contenu du texte de l’ANI. Tout se passe comme lorsqu’il s’agit d’une lettre anonyme de dénonciation: son contenu ne mérite pas d’être considéré; c’est le procédé qui est inadmissible. Il n’en demeure pas moins que lorsque la police mène une enquête, elle tient compte de ce genre de document qui peut servir d’indice (les lecteurs de romans policiers me comprendront!...)
Notons, en passant, que ce procédé (l’anonymat) fait florès, depuis quelques années, dans beaucoup de journaux libanais dont les rédacteurs de service, pour exprimer leurs propres opinions, s’abritent derrière des sources anonymes, tantôt un député, tantôt un ambassadeur, un ministre ou un ancien ministre, etc... qui ne sont jamais nommés. Mais enfin, dira-t-on, un journal n’est pas le gouvernement, ni une agence très officielle d’information comme l’ANI. C’est vrai.
Ainsi, il y a des choses qui se font et des choses qui ne se font pas. L’ANI doit se donner en exemple de rigueur. Faute de quoi, il n’y a qu’à la punir. C’est ce qui semble résulter de toute cette querelle destinée d’ailleurs à rebondir.

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Il y a la partie visible de l’iceberg et il y a la partie invisible. En l’occurrence, la partie visible, c’est ce souci pointilleux de la démocratie chez des hommes politiques qui ne veulent s’attacher qu’aux formes et aux apparences.
La partie invisible, ou qu’on feint de ne pas voir, c’est la véritable nature du régime constitutionnel au sein duquel nous évoluons (ou régressons, en fait).
La pratique du régime républicain, démocratique et parlementaire diffère selon les pays, selon le niveau de culture de la population, selon ses traditions et son histoire. Le Liban appartient à une région du monde où a toujours prévalu un système de gouvernement autoritaire, sous des formes variables, du type généralement monarchique ou, de plus en plus, de dictature personnelle. Quoique les habitants du Liban aient constamment joui d’une large liberté d’expression et d’action (même à l’époque des émirs, comme en témoignent avec admiration plusieurs voyageurs du XIXème siècle), la forme du pouvoir était autoritaire et elle l’est restée, en fait sinon en droit, même dans le cadre de la Constitution républicaine adoptée depuis 1926. Il n’y a qu’à voir comment se déroulent les élections législatives, comment se font et se défont les gouvernements et comment fonctionne la Chambre des députés.
Tout le monde jouit de la liberté de parole. Mais où se trouve la liberté de décision?
A-t-on jamais vu un gouvernement tomber à la Chambre, alors même qu’il ne dispose pas d’une véritable majorité et qu’il est critiqué souvent à l’unanimité? M. Hariri en a fait plus d’une fois l’expérience lorsqu’il a été à la tête du gouvernement.
Le cas de M. Salim Hoss, aujourd’hui, illustre aussi cette réalité dont tout le monde est conscient; quand il annonce qu’il posera la question de confiance à propos de la bavure de l’ANI, ses adversaires s’empressent de hurler: “Ce n’est pas de jeu! Le problème n’a rien à voir avec un débat de confiance.” C’est qu’ils savent bien, comme M. Hoss lui-même, qu’un vote de confiance est acquis d’avance et que si on devait entrer dans ce jeu, la querelle au sujet du texte de l’ANI serait bel et bien enterrée.

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Alors, que signifie être en démocratie au Liban? Ceux qui se voilent la face et brandissent les grands principes, pourraient se hâter de nous le dire.
Il ne s’agit pas de confondre l’exercice des libertés (de parole, de commerce, de mode de vie, de culture ou de croyance) avec le fonctionnement des mécanismes institutionnels. Celles-là existent et sont plus ou moins bien pratiquées depuis toujours. Quant aux mécanismes institutionnels, quant à l’exercice du pouvoir, il est impossible de les juger selon les critères établis dans les rares pays d’Occident qui ont inventé et théorisé la démocratie parlementaire.
Chez nous, il existe des coutumes qui ont force de loi et des modes de pensée qui relèvent davantage des traditions tribales que des principes juridiques et d’une éthique moderne.
Il n’est pas question de s’en flatter, ni de s’y résigner. Mais si l’on prétend se rapprocher d’une conception de la vie publique conforme au modèle adopté depuis 1926, il faut commencer par tenir compte des réalités.
Or, jusqu’ici, on se contente des apparences et on entretient des luttes personnelles pour le pouvoir avec de faux-semblants. C’est, ainsi, qu’on s’enferre dans la régression. 


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