Editorial



Par MELHEM KARAM 

DU MANDAT DU THEOLOGIEN AU MANDAT DU PEUPLE
LES LEGISLATIVES, UNE CONFRONTATION ENTRE LE KHATAMISME REFORMATEUR ET LE KHOMEYNISME THEOCRATIQUE
Bien des observateurs en Occident ayant l’habitude de suivre les évolutions iraniennes, depuis la grande victoire du président Mohamed Khatami en août 1997, estiment que ce qui se passe maintenant à l’université de Téhéran et s’est étendu à Tabriz et Ghilan, ressemble dans une large mesure à ce qui s’est produit en France en mai 1968. Ce jour-là, les étudiants sont descendus dans les rues, pour exprimer la révolte d’idées ayant longtemps mûri au Quartier latin, avant de revêtir le cachet de la violence et se terminer par l’arrachement des trottoirs. Même le général de Gaulle, à la haute stature, que son ministre de la Culture, André Malraux avait fait ressembler au peuplier, a été contraint après s’y être refusé, de sortir sur le balcon du palais de l’Elysée, pour annoncer qu’il soumettait son mandat au référendum. S’il n’obtenait pas la majorité, il reviendrait à son village à Colombey-les -deux Eglises, dans la région d’Alsace à l’est de la France, en marchant à pied pour se soumettre à la volonté populaire.
Il en a été ainsi: le peuple français l’a désavoué; il n’a pas obtenu la majorité à laquelle il tenait et est sorti du palais de l’Elysée avec son épouse Yvonne qui n’a porté avec elle que son chapeau. Avec ce spectacle, a été tournée une page de l’Histoire de France pleine de leçons dont peut s’inspirer tout autre leader dans le monde.
Ce qui se passe à Téhéran, maintenant, en prenant en considération la situation géo-politique délicate de la carte iranienne, ressemble dans une grande part, avec la différence du temps et du lieu, à ce qui a eu lieu au cours du mai français. Depuis l’arrivée du président Khatami avec les voix des jeunes, c’est-à-dire la génération ayant vu le jour après la révolution de Khomeyni en février 1979, l’université iranienne a constitué le foyer du changement, le berceau de la transformation et la première scène de pression sur l’institution religieuse théocratique. Vingt millions de jeunes Iraniens des deux sexes, ont déposé leurs voix dans l’urne de Khatami qui a dominé la rue et joui d’une grande popularité. En revanche, il n’a pu dominer les institutions régnantes dans le pays, à savoir: le Conseil d’Etat, la haute magistrature et les gardes de la révolution (Pasdaran). Aussi, les durs l’ont-ils privé des organes du pouvoir et ont vidé son programme politique de tout contenu. Mais il n’a pas capitulé et a réalisé, par sa connaissance et son sens de l’histoire, que la révolution iranienne dont il est l’un des adeptes, s’étant repu de ses principes et de ses aspects théologiques, avalera ses fils si elle n’évolue pas de l’intérieur, ne s’ouvre pas sur le siècle, n’intègre pas les technicités et la technologie, n’instaure pas la société civile et ne relance pas les dynamiques du pluralisme politique, de la liberté d’expression et de la manifestation. Autrement dit, cette révolution doit sortir, progressivement, de son contenant idéologique hermétiquement fermé, pour accéder à la réalité avec toutes ses formes et ses problèmes.
C’est que l’imam Khomeyni a joui d’un halo religieux et politique dont aucun de ses successeurs ne peut disposer. Il a fait tomber le règne du paon du chahinchah par la révolution des cassettes, d’une distance de 4.000 kilomètres, à partir de son lieu d’exil à Neauphle-le-Château, à l’ouest de Paris.
Il a secoué l’Etat à la civilisation invétérée, d’une sorte d’électrochoc, en prononçant un discours à l’aéroport de Mahabad, édifiant une Histoire nouvelle à ce pays qui se trouve à la croisée des cultures et des continents; pays à l’âme profonde dont Yves Lacoste a dit: “Quelque chose d’éternel se cache dans les recoins de sa géographie”.
Ceux qui sont venus après Khomeyni, il leur était difficile de lui ressembler du point de vue de la taille, de la valeur, de la théologie, de la tradition et du charisme personnel. Tous les Iraniens se rappellent comment Khomeyni, quand il a été forcé d’arrêter les combats avec l’Irak, a dit: “J’avale le verre de poison”. Cinquante millions d’Iraniens se sont exclamés: “O chef, nous ne vous laisserons pas ingurgiter seul ce verre. Nous vous défendrons avec nos âmes pour que vous restiez le chef victorieux de la nation.”
Mais le jeu de l’Histoire en avril 1988, avait une autre logique. L’Iran a été vaincu et l’Irak n’a pas triomphé dans une guerre dont l’objectif était d’affaiblir les deux pays et d’ouvrir les blessures profondes entre eux, pour qu’un fleuve de sang les sépare, au lieu de Chatt el-Arab.
Le président Khatami est le fils du legs khomeiniste (il était ministre de la Culture et le porte-parole de la révolution iranienne durant la guerre avec l’Irak). Et parce qu’il est soucieux de préserver ce legs, il veut le faire évoluer de l’intérieur, après avoir prêté l’oreille aux échos de la rue, tâter son pouls et pris conscience des aspirations de la nouvelle génération d’Iraniens. Pour que le sort de la révolution iranienne ne soit pas pareil à celui d’autres révolutions dans le monde qui ont pris fin en s’annihilant elles-mêmes, en détruisant leurs acquis et en dilapidant leurs réalisations.
Ceux qui détiennent la décision, ont essayé de le combattre et de rétrécir la marge de son mouvement. Ils ont fermé les journaux, le dernier étant le journal “Salam” que dirige le conseiller du président Khatami, la forte personnalité de la révolution, Mohamed Khoeinia, reflètant le point de vue des gauchistes sur le régime. Ce fut la goutte qui a fait déborder le vase et l’incendie s’est étendu aux autres foyers de la contre-révolution dans les universités.
Le ministre de l’Enseignement supérieur a démissionné, suivi du recteur de l’université de Téhéran et certains de ses collaborateurs, ce qui a doublé la secousse politique. L’usage de la force a eu pour conséquence d’attiser cette révolution qui se trouve à un tournant sensible, sept mois avant les élections législatives qui seront, d’après les connaisseurs, un champ de confrontation entre le khatamisme réformateur et le khomeynisme théocratique.
Cette secousse semble avoir brouillé les cartes à l’intérieur du pouvoir, car il est devenu difficile de faire marche arrière, au moment où la rue veut se transposer du mandat du théologien (Al-Fakih), au mandat du peuple. 
Photo Melhem Karam

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