Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD
SOMMES-NOUS TOUS DES VANDALES?
En 1976, le très compatissant Dean Brown, envoyé très spécial du président Gerald Ford - ce même Ford qui n’arrivait pas à mastiquer et à regarder ses pieds en même temps - offrait, généreusement, au président Sleiman Frangié de faire venir la VIème Flotte pour évacuer tous les chrétiens de ce pays. On sait ce que fut la réponse du président Frangié.
On sait, aussi - nous avons mis un quart de siècle pour l’apprendre, mais nous le savons aujourd’hui - que nous n’avons plus besoin de Dean Brown, ni de la VIème ou de la VIIème Flotte pour évacuer et chrétiens et musulmans, puisque la pollution saura parfaitement résoudre le problème, en débarrassant le Liban de tous les Libanais.
Qui sont les responsables? En premier lieu, les Libanais eux-mêmes qui se bousculent vers un suicide collectif, en massacrant avec une rare ferveur et une énergie sans cesse renouvelée, leur propre environnement. Viennent, ensuite, les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir - pour notre plus grand malheur - les politiciens de tout acabit qui ne s’empressent d’édicter des lois que pour avoir le privilège de les violer. Et enfin, les responsables directs, qu’ils soient au gouvernement, dans l’administration ou dans la magistrature qui, malgré l’avalanche de plaintes, campagnes médiatiques, procès, ferment à la fois les yeux et les oreilles, sourds à la voix de la conscience, aveugles au bon sens et même à l’instinct de conservation.
Trêve de digressions. Il y a, aujourd’hui, au Liban un problème gravissime. Plus grave qu’une catastrophe naturelle,  plus grave encore que le dernier séisme qui a frappé la Turquie. Il s’agit de l’invasion d’une pollution galopante qui menace chacun d’entre nous dans sa santé et à plus ou moins brève échéance, dans sa vie.
Il y a les usines qui se fichent de déverser leurs déchets dans les cours d’eau et jusqu’aux portes des zones habitées, sans qu’aucune autorité tente de les en empêcher. Il y a les carrières et leurs concasseurs qui semblent jouir de très hautes protections. Il y a les déchets hospitaliers à ciel ouvert, plus dangereux qu’une population entière de serpents à sonnettes. Il y a les déchets pétroliers dont le seul nom mobilise des nations entières en Europe et ailleurs. Il y a, enfin, les déchets ménagers qui montent à l’assaut des villes et des villages les rendant invivables et leur atmosphère irrespirable. Et j’en oublie...
Quand on sait que chaque Libanais enrichit sa poubelle de son pesant d’ordures ménagères, quand on sait que plus on est riche plus les ordures qu’on produit le sont, quand on sait encore que l’objectif prioritaire du gouvernement est d’épurer l’administration, on se demande pourquoi néglige-t-on ainsi l’environnement, puisque dans les deux cas, il s’agit de traiter des ordures.
J’exagère? Et qu’en est-il du vallon de Hébéline - un exemple entre mille - un lieu qui fut jadis verdoyant, parfumé à la résine et au thym, déclaré par l’Etat “réserve naturelle”, longeant deux “sites protégés” - le village de Hébéline et le bourg d’Amchit - et qui a été choisi pour servir de dépotoir à toutes les municipalités de la côte du caza de Jbeil? Les habitants de ces deux villages, les associations écologiques et, à leur tête, Mme Fifi Kallab, ont protesté et alerté les services publics sur tous les tons, sans que personne veuille leur prêter la moindre attention. De plus, les ordures qu’on y déverse par tonnes entières ont récemment pris feu, sous l’effet conjugué de la chaleur et de la fermentation et provoqué un incendie qui a dévasté et pollué la végétation entière d’un site réputé pour les espèces rares de sa flore et ses nombreuses sources souterraines, couvrant gens et choses de nuages noirs, aussi toxiques que pestilentiels.
Même alors, personne n’a daigné remuer son auguste derrière. Il a fallu que Fifi Kallab écrive au général Emile Lahoud pour obtenir, enfin, un ordre de fermeture. Est-ce à dire que dans ce pays, encombré jusqu’à l’embouteillage de ministres, de députés, de hauts fonctionnaires, d’inamovibles, de grandes gueules et de grosses tartes, il n’existe qu’un homme seul, en train de se battre contre l’incurie et l’inconscience générales et qu’il faille chaque fois recourir au président de la République pour obtenir justice?!...
A moins que les autres responsables, à l’instar de ceux qui les ont précédés, n’ambitionnent pour nous un destin plus prestigieux. Et qu’en nous laissant nous pétrifier sous nos propres ordures, ils veuillent nous transformer en vestiges archéologiques, nous soustrayant, ainsi, à la vulgarité de la civilisation moderne pour nous promouvoir à l’immortalité de l’Histoire.
Imaginez quel spectacle ce serait si dans 3 ou 4 mille ans - à condition toutefois qu’une race humaine puisse survivre au Liban jusque-là - on venait à célébrer ce que nous fûmes par un festival international, sur les lieux du dépotoir de Hébéline, tout près de nos momies bien conservées dans nos bandelettes de papiers-sandwich!... 

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