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L'AMBITION DU MECENE ET LE REVE DU CITADIN
On s’en souvient peut-être (probablement pas, après tout) mais cela m’avait frappé: l’ancien mohafez de Beyrouth, M. Nicolas Saba, dans une interview, s’était fait modeste. Il avait ainsi déclaré qu’il ne faut pas avoir trop d’ambition. Il s’agissait, évidemment, de son programme pour l’aménagement et la gestion de la capitale. C’était assez étonnant ce propos émanant d’un jeune fonctionnaire et qui, plus est, venait d’accéder à la tête de la ville sous l’égide de M. Rafic Hariri dont on mesure tous les jours les ambitions illimitées.
En ma qualité d’un très modeste citoyen de la ville de Beyrouth, j’ai une toute petite ambition à exprimer: pouvoir donner une adresse comme cela se fait dans toute agglomération urbanisée à travers le monde civilisé, comme cela se faisait d’ailleurs, ici même, il y a trois quarts de siècle ou même à l’époque ottomane. Un nom de rue, un numéro d’immeuble. Un point, c’est tout.
C’est sans doute beaucoup rêver.

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Il existe encore dans la plupart des rues de Beyrouth, des plaques portant le nom de la rue et des immeubles portant des numéros. Ces plaques de nom et de numéro datent de Mathusalem. Quand l’une tombe de vieillesse ou pour cause de démolition et de construction d’immeuble nouveau, elle n’est jamais remplacée. D’ailleurs, personne n’en tient plus compte. Pour donner une adresse, il faut repérer dans le voisinage un certain nombre de signes, une enseigne de magasin bien visible, par exemple et se fier à la débrouillardise et à la patience de celui qui cherche à vous joindre. Il frappera à plusieurs portes avant de vous trouver.
Enfin, chacun sait comment cela se passe. On s’est tellement habitué à ce système que personne n’imagine plus et apparemment par les édiles de la ville, que cela pourrait être différent. Dans n’importe quelle ville du monde civilisé, dans les grandes métropoles comme dans le plus infime hameau, les rues ont un nom et les maisons un numéro. Mais pas à Beyrouth, ni dans aucune ville ou aucun village du Liban.
Nous nous flattons, pourtant, d’être un pays de tourisme et de villégiature, d’être accueillants pour l’étranger, de redevenir un pôle d’attraction commercial et financier régional sinon mondial et nous venons de confier aux Postes canadiennes le soin d’organiser et de moderniser nos services postaux. Si nous-mêmes sommes devenus accoutumés à notre manière de libeller une adresse, ce n’est pas le cas de notre visiteur étranger. Mais trop poli pour s’étonner de nos coutumes (nouvelles coutumes, puisque dans le passé nous étions mieux urbanisés), il s’en accommode comme de mœurs exotiques dans un pays qu’il juge, d’ailleurs, sympathique comme tout ce qui est irrationnel et fantaisiste.
Et vogue la galère! Tout est bien dans ce monde de laisser-aller, laisser-faire ou personne ne revendique ordre et progrès, ou le citoyen préfère n’avoir pas d’ambition de cette sorte plutôt que d’en payer le prix.

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De telles considérations doivent paraître trop terre-à-terre pour ceux qui refusent de voir le rapport entre les petits et les grands problèmes de société. Ils occultent les premiers par une sorte de paresse à les résoudre pour ne s’intéresser qu’aux seconds sur lesquels ils sont excusés d’avance de n’avoir pas de prise tout en ayant une opinion.
Les grands problèmes de politique régionale, internationale ou intérieure sont tous les jours évoqués dans les discours rapportés par les journaux, les radios et les télévisions. Cette véritable logorrhée est fascinante. Elle est de nature à fixer l’attention sur tout sur quoi nous n’avons aucune influence, mais qui nous distrait de la responsabilité de tout ce qui concerne notre mode de vie, notre comportement civique (ou incivique) et notre état de délabrement social.
Tout le monde y contribue à sa manière. Députés, politiciens et hiérarchie religieuse. C’est le discours à jet continu.
Même un ancien chef du gouvernement y apporte sa touche un peu lourde, lui dont l’immense fortune autorise à jouer les mécènes. Il vient de fonder en fanfare un établissement universitaire. Ambition des plus louables, certes. On en a vu les images: la cérémonie de pose de la première pierre s’est accompagnée de manifestations populaires d’une telle ampleur qu’on en retirait la conviction que les pauvres populations agricoles de la Békaa à qui ce magnifique cadeau était fait n’avaient jamais rêvé d’autre chose. Quoique ces démonstrations de foule n’avaient rien d’académique (après tout, on ne pouvait demander à ce peuple que ce qu’il a toujours su faire pour exprimer son bonheur: caracoler à cheval avec le portrait de son bienfaiteur, danser le “dabké” et jouer du “seif wa ters”), il était clair que cette université comblait ses vœux les plus secrets.
Il fallait bien un Hariri pour le comprendre et y répondre. Gageons que M. Salim Hoss, lui, en aurait été bien incapable; il a l’air de quelqu’un qui prend les choses trop au sérieux. Je l’ai surpris un jour à rire. C’était bizarre. Est-ce qu’il se laisserait porter à dos d’homme en agitant les bras pour saluer la foule de ses admirateurs? 


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