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LES GANTS BLANCS POUR SE SOUVENIR...
 
Pendant quelques secondes, l’image est passée sur l’écran. Elle était saisissante dans sa simplicité: un agent de la circulation, posté à un carrefour, bien sanglé dans son uniforme, raide comme un i, levait subitement le bras bien droit à la verticale, geste précis, clair, sans équivoque, autoritaire. Aussitôt, comme un seul homme, les automobilistes qui arrivaient sur six voies parallèles stoppaient pile sur la ligne blanche qui barrait cette grande artère à circulation rapide. L’agent faisait demi-tour, levait le bras à l’horizontale, d’un geste aussi net, aussi précis, aussi autoritaire, désignait la direction aux voitures de la voie croisée et les automobilistes démarraient aussitôt.
Cela ne se passait pas à Beyrouth, bien évidemment, mais à Moscou. Il s’agissait d’un documentaire sur la vie dans la Russie de Boris Eltsine.

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Vous devinez aisément que cette scène, en somme assez banale, n’est évoquée ici que pour ramener devant vos yeux un spectacle auquel nous sommes tellement habitués que nous n’en mesurons plus ni l’absurdité, ni la signification, ni le caractère inadmissible: celui d’un agent libanais de la circulation posté à un quelconque croisement de routes.
Faut-il vous le décrire? Epuisé par la chaleur ou par une fonction qu’il remplit sans conviction, attendant que l’embouteillage se produise pour commencer à s’agiter, avec bonne volonté peut-être mais sans efficacité, le geste mou, incertain, incohérent, prêt à tous les compromis avec des automobilistes impatients et résolus à foncer. Quand il lève le bras pour arrêter la circulation, il le fait d’une manière si hésitante que beaucoup de voitures traversent avant que son signal produise un effet.
L’agent de police est le représentant de la loi; il personnifie le pouvoir exécutif. Quand le pouvoir n’est pas résolu à se faire obéir, il n’y a plus de pouvoir.
Le comportement de l’agent de police dans la rue ne traduit-il pas à ce niveau l’état d’esprit de tous les pouvoirs à tous les niveaux? L’incertitude du geste, l’absence de conviction, la recherche du compromis plutôt que l’application stricte de la loi; une sorte de sentiment d’impuissance ou de découragement face à des intérêts contradictoires, tous légitimes et qu’il faut tous satisfaire. Les routes se croisent, tout le monde est pressé d’arriver, tout se bloque.

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Ceux qui étaient adultes il y a quarante ans se souviendront peut-être d’une expérience restée sans lendemain.
C’était donc en 1959. La ville de Rome avait envoyé à Beyrouth une escouade de sa police pour nous donner une démonstration de l’art de régler le trafic automobile. On avait vu débarquer et se répandre dans toute la ville, se poster aux principaux carrefours, de grands gaillards, tout de blanc vêtus, avec gants et casque dit “colonial”. Pendant quelques jours, on les a vus effectuer avec énergie et rigueur, sans un moment de lassitude, les gestes clairs, précis, autoritaires qui préviennent les embouteillages et permettent aux voitures de circuler en ordre. Les automobilistes libanais, parce qu’ils saisissaient ce qu’on leur ordonnait, étaient devenus admirablement disciplinés.
Une fois l’expérience terminée, les agents de la police libanaise, mis à cette école, n’ont conservé de la leçon que les gants blancs. Ils sont retombés petit à petit dans leur nonchalance coutumière dont ils ne sortiront jamais tant qu’ils ne seront pas convaincus que ce qu’ils sont censés faire est rationnel, efficace et nécessaire. Et puis, il faudrait les payer et les vêtir en conséquence. L’habit ne fait pas le moine, mais l’uniforme fait sûrement le représentant de l’ordre.
On se le rappellera peut-être aussi: parmi les agents de la circulation qui avaient suivi le stage italien, un seul s’est obstiné longtemps à exécuter rigoureusement les gestes qu’il avait appris. Ses supérieurs le déplaçaient d’un carrefour à l’autre comme pour maintenir dans l’esprit public cette image de l’ordre et de la discipline entrevue avec les Romains. En fait, cet agent paraissait tellement insolite dans un environnement cafouilleux, qu’il était devenu un sujet d’amusement pour les passants. Les automobilistes obéissaient bien à ses gestes, mais comme par condescendance, en somme pour ne pas le vexer.

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Ces exemples que je viens de décrire reflètent, à leur manière, tout le problème de l’exercice du pouvoir au Liban. Quand les détenteurs de ce pouvoir ne sont pas sûrs d’eux-mêmes et de leurs décisions, quand ils craignent d’être contestés à chacune de leurs initiatives par les innombrables groupes de pression qui veulent leur faire échec, quand ils sont prêts à tous les compromis, il n’y a plus d’autorité et cela se répercute à tous les échelons de l’administration.
Vous avez dit: “L’Etat des institutions”? Cela s’étend du sommet du pouvoir jusqu’à l’agent dans la rue, avec des courroies de transmission qui se relâchent au fur et à mesure qu’on descend les échelons.
Certes, dans la rue, les problèmes sont élémentaires et techniquement simples. Mais le principe est le même, c’est celui de l’exercice de l’autorité. 


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