tribune
DANS LE BROUILLARD
Voilà plusieurs semaines déjà que le gouvernement annonce qu’il prépare une nouvelle loi électorale et qu’elle sera déposée à la Chambre bientôt. Le délai que représente ce “bientôt” varie d’un jour à l’autre.
On promet, tout de même, que ce sera avant la fin de l’année; ce qui signifierait bien tard plutôt que bientôt. Mais enfin, les députés auront tout le temps, dit-on, d’étudier le projet et de le voter et que les candidats aux prochaines élections disposeront d’un délai suffisant pour se préparer en fonction de cette nouvelle loi.
Toutes ces assurances plus ou moins vagues ne révèlent encore rien de l’essentiel: le contenu du projet en gestation.
On dit aussi que le chef du gouvernement, M. Salim Hoss éprouve, à ce sujet, un grand embarras. On le conçoit facilement. Mais pour en sortir, suffira-t-il de livrer à la Chambre un projet de loi sans s’engager à le défendre? Autrement dit: à s’en laver les mains pour rejeter sur les seuls députés la responsabilité de son adoption, de son amendement ou de son rejet pur et simple?
Alors, dans ce dernier cas, on irait aux prochaines élections sur la base de la loi actuelle que tout le monde juge inadéquate et après avoir promis une réforme qu’on aurait bien élaborée, mais qu’on se serait bien gardé de soutenir.
S’il devait en être ainsi, il n’y aurait plus qu’à tourner la page et à cesser d’espérer le moindre progrès des mœurs politiques dans le cadre du système actuel.

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Dans le présent état des choses, il est impossible de se former une opinion sur la nature de la réforme annoncée.
Sur quels critères se fonde le gouvernement? On n’en sait rien. Sur quelles statistiques démographiques, par exemple? Sur quelle vision de l’évolution du régime parlementaire? Toujours rien! Il ne suffit pas de proclamer qu’on veut une loi juste, un système équilibré, une représentation exacte, etc... Cela ne signifie rien si on ne sait pas comment on s’y prendrait ou si on n’ose pas encore le dire de peur de soulever prématurément des oppositions.
Les lois électorales sont d’habitude élaborées par le parti au Pouvoir, sans doute pour permettre au pays d’avoir une représentation sincère et exacte mais, aussi, autant que faire se peut, pour conserver la même majorité parlementaire à l’issue du prochain scrutin. Le découpage des circonscriptions et le mode de scrutin sont les principaux outils dont dispose le parti majoritaire pour tenter de se maintenir au Pouvoir.
Au Liban, ce genre de manipulation a pu se pratiquer avec plus ou moins de succès et souvent d’abus, sans jamais produire plus de dégâts que quelques mécontentements que l’Exécutif pouvait contenir dans des limites supportables (à l’exception toutefois des élections de 1957 qui avaient pavé la voie à un véritable conflit armé).
Aujourd’hui, les conditions sont plus difficiles. L’Exécutif ne dispose plus des mêmes pouvoirs. Il ne peut plus dissoudre la Chambre pour imposer sa réforme de la loi électorale. Il pourrait difficilement, dans le même but, user de la procédure de “double urgence” qui l’autoriserait à publier, par décret, un projet de loi qui n’aurait pas été voté dans un délai de quarante jours. Au surplus, le gouvernement de M. Salim Hoss ne représente pas une coalition ou un parti majoritaire pour avoir l’ambition de se perpétuer au Pouvoir.
On saisit par là de nouvelles raisons à l’embarras où il se trouve, pour dire clairement quelle sorte de projet il concocte et pour mener à bonne fin une réforme de cette espèce.
Dans ces conditions, le flottement ne se limite pas au Sérail. L’opinion publique, les partis, les députés subissent tout autant les effets pervers d’une navigation à l’aveuglette.

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Il est bien entendu que lorsque la Chambre est saisie d’un projet de loi électorale, chaque député examine ce projet par rapport à ses conséquences sur sa propre position, sur son propre avenir. On n’est pas des saints!
Et si quelques-uns sont capables d’avoir une vision d’ensemble des intérêts nationaux et de la nécessité de faire progresser le pays vers un meilleur système démocratique, on peut être sûr qu’ils garderont cette vision à l’abri des indiscrétions, en attendant de savoir ce qu’il adviendrait de leurs propres sièges.
La priorité ainsi donnée à l’intérêt personnel est dans l’ordre humain des choses.
Pour soutenir une réforme politique sur la base d’une vision d’ensemble et d’une doctrine, il faudrait des partis possédant une surface nationale. Ce n’est pas le cas au Liban. L’Assemblée représentative n’y est qu’une collection de notables plus ou moins influents, liés parfois entre eux par des coalitions d’intérêts électoraux étroits. Attendre d’eux une vraie réforme est, aussi, vain que de leur demander de scier la branche sur laquelle ils sont assis.
M. Berri aura beau défendre les prérogatives de l’Assemblée qu’il préside, il est difficile de le suivre quand il s’agit d’une réforme électorale. Ce genre de réforme ne peut résulter que d’un acte d’autorité ou ne sera pas. L’acte d’autorité peut revêtir, d’ailleurs, des formes plus ou moins adoucies, tel un consensus négocié, par exemple. Ainsi, vont les choses selon des traditions bien enracinées. Et voilà, semble-t-il, pourquoi l’opération traîne un peu.
Cultivons donc paisiblement nos choux. 


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