POURSUIVI POUR "ATTEINTE A L'ISLAM", MARCEL KHALIFE CLAME SON INNOCENCE
"LE PROCES QU'ON M'A INTENTE EST UNE FORME DE DESTRUCTION
DE L'AME ET DE L'ESPRIT", DECLARE LE CHANTEUR-COMPOSITEUR

Suite à une plainte déposée par Dar el-Fatwa contre le chanteur-compositeur Marcel Khalifé, accusé “d’avoir porté atteinte à l’Islam” dans sa chanson: “Ô père, je suis Joseph”, le juge d’instruction a rendu publique l’ordonnance d’inculpation et décidé de poursuivre Khalifé en Justice.
Ceci a soulevé aussitôt un tollé d’indignation et de protestations dans le pays. Il est insensé, dit M. Michel Eddé, ancien ministre, de penser qu’on peut, impunément, étouffer les libertés et imposer graduellement au Liban un régime qui rappellerait celui des taliban et où la bêtise le disputerait à l’obscurantisme le plus opaque et au fanatisme le plus aveugle.”
Se démarquant de la position du mufti Kabbani qui est à la base de l’accusation, Sayed Mohamed Hussein Fadlallah, ancien guide spirituel du “Hezbollah”; cheikh el-Amine, M. Nabih Berri, président de la Chambre et bien d’autres ont pris la défense de ce chanteur qui jouit d’une incroyable audience arabe et internationale, dont la stature fait honneur au Liban et à sa culture.
Mardi 5 octobre, une impressionnante manifestation de solidarité avec Marcel Khalifé s’est tenue au siège de l’Ordre de la Presse, groupant des hommes politiques, des intellectuels, des artistes, des syndicalistes de tout bord.
Dans le cadre de cette interview, Marcel Khalifé exprime sa peine, son indignation, sa révolte et son dégoût face à cette accusation qui n’a pas sa raison d’être.

AFFAIRE FUTILE
A votre avis, pourquoi a-t-on soulevé aujourd’hui cette affaire? Quelle est la raison de ce timing, d’autant plus que l’affaire avait été introduite en justice, il y a trois ans; puis, reléguée au fond d’un tiroir?
Je n’en sais rien. Je ne suis ni prophète ni versé dans les questions politiques pour le savoir. Tout ce que je peux vous dire est que ce procès en soi n’a aucun contenu et l’affaire est absolument futile. On cherche à m’accuser de quelque chose de très grave, d’atteinte à l’Islam, alors que je n’ai fait que mettre en musique et chanter, un poème de Mahmoud Darwiche, poète palestinien. Le poème reprend l’histoire de Youssef As-Siddik et évoque l’ambiance coranique à travers cette phrase: “J’ai vu onze astres et le soleil et la lune se prosternant devant moi”.
Ce procès me paraît très étrange. Si le poème s’inspire d’un verset du Coran, cela n’en fait pas pour autant un texte coranique. Ce n’est pas la première fois qu’un poète s’inspire d’un verset noble pour un texte poétique. Nous en avons plus d’un exemple dans la littérature, la poésie et la chanson arabes, les “Mouwachahâte Andaloussia” (poèmes arabes andalous) se sont inspirés des versets coraniques, de même que le célèbre livre “Al-Aghâni”, de Abou Firaj al-Asphahani.
Tous ces textes ont été mis en musique et chantés; il n’était venu à l’idée de personne d’intenter un procès à leur auteur ou interprète.
Marcel Khalifé poursuit: Vous m’avez demandé pourquoi maintenant? Sincèrement, je ne le sais pas. Qui a demandé au juge Abdel-Rahman Chéhab récemment nommé, il y a à peine une semaine, de rouvrir cette affaire? Il lui fallait au moins, une ou deux semaines pour classer ses dossiers. Comment a-t-il eu si vite le temps d’engager ce procès? La démarche n’était ni spontanée, ni fortuite. C’est une grande erreur commise, non seulement à mon encontre, mais à l’encontre de la culture et des intellectuels.
En toute sincérité, je vous redis que je n’ai nullement cherché à mettre en musique un verset du Coran, ni à porter atteinte aux sentiments religieux et humanistes.

TRISTE ET DÉGOÛTÉ
On dit que des motifs politiques auraient relancé, en ce moment, cette affaire. Qu’en dites-vous?
Beaucoup de choses sont dites en ce moment. A mon avis, s’il y a des motivations politiques derrière cette affaire, elles ont eu énormément tort, car elles ont porté atteinte aux sentiments humanistes et à la dignité des gens. La manifestation de solidarité qui a eu lieu mardi au siège de l’Ordre de la Presse, en est le meilleur témoignage: elle était impressionnante et a réuni plus de deux milliers de personnes, de toutes les tendances: la droite et la gauche, le croyant et l’athée, les jeunes et les moins jeunes...

Quelle a été votre première réaction en apprenant la relance des poursuites à votre encontre?
J’ai été très triste et dégoûté en même temps. La veille, le vendredi en soirée, je donnais un récital à Tibnine au cœur même du Sud, en présence de plus de 5.000 personnes, alors qu’au même moment, les Israéliens bombardaient les collines toutes proches. Nous chantions en entendant les obus. La distance entre Tibnine et Amchit est longue et je suis arrivé chez moi à 4 heures du matin. A mon réveil, on m’apprend la nouvelle. J’ai senti un dégoût et une humiliation. Réellement, cela me faisait énormément de peine de voir de quelle manière j’étais récompensé dans mon pays, après toutes ces années d’engagement en faveur de la patrie, du Sud, des martyrs, des prisonniers, des disparus et de la cause.
J’ai milité, fait de la résistance, supporté toutes les épreuves, à travers la musique et la chanson que j’ai portées vers toutes les capitales arabes et du monde. Et voilà ma récompense.

CLÔTURER CE DOSSIER AUJOURD’HUI AVANT DEMAIN
Vos idées politiques ont-elles quelque chose à voir dans ce procès?
De par ma nature, j’ai toujours été un libre penseur. Je suis contre toute forme de confessionnalisme, toute fausseté et tout artifice. De toute façon, beaucoup de gens savent comment au début des événements, je me suis détaché de ma région et de ma communauté pour m’engager en faveur de la compréhension de l’être humain dans sa globalité.
Certes, je ne cherche à rappeler mon passé à personne et nul n’a besoin de le faire, car tout est connu. Mais ici même, dans vos pages, je clame une fois de plus mon innocence. Ce dossier devrait être clos aujourd’hui avant demain. Car au-delà de ma personne, ce procès vise à désintégrer ce qu’il y a de beau et de noble dans ce pays.
En ce qui me concerne, tout au long de ma vie, je n’ai fait que défendre la liberté des gens et ma propre liberté. Aider les autres à respirer un peu d’oxygène, car tout est pollué. Et ce procès est une forme de destruction de l’âme, de l’esprit et de l’être humain. Je ne peux imaginer une personne sage, équilibrée, libre, nationaliste et attachée aux valeurs qui se permettrait de porter atteinte aux sentiments des gens, de façon aussi simpliste et élémentaire en voulant juger une chanson! A mon avis, c’est une ignorance qui va jusqu’au désespoir.
Quel sens aurait la patrie si elle était contaminée par la pourriture, l’ignorance et le terrorisme? Quel sens aurait la patrie sans la liberté d’expression, sans musique, ni chanson, ni poésie? Quel sens aurait Beyrouth, proclamée cette année, comme capitale culturelle du monde arabe? Pour moi, cet acte d’accusation est plutôt la misère de la culture, alors que la manifestation de l’Ordre de la Presse témoigne que Beyrouth est réellement la capitale culturelle du monde arabe, bien plus que toutes les activités qu’ils y ont organisées.

TERRORISME CONTRE LA PENSÉE, LA CULTURE ET LA LIBERTÉ
Qui accusez-vous dans cette affaire?
Tous ceux qui participent à ce procès: les gens de religion, du Pouvoir, de la politique. Comment puis-je savoir qui a réactivé cette affaire? Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il y a là une forme de terrorisme contre la pensée, la culture et la liberté.
Toutes mes chansons parlent de l’amour, de la terre, de l’homme, de la liberté. Je vais toujours composer de la musique et chanter. Je n’ai rien à perdre sauf la dignité que je défendrai jusqu’au bout.

On dit que l’ancien Premier ministre Rafic Hariri pourrait être derrière cette affaire?
Je ne peux accuser personne. Tout ce que je sais, c’est que Dar el-Fatwa a engagé des poursuites contre moi et l’autorité y a répondu positivement. Allez savoir pourquoi? Je ne veux pas entrer dans les dédales de cette affaire; s’agit-il d’un problème entre les sunnites de Beyrouth, je ne saurais le dire.
Je sais que la Justice va poursuivre l’affaire; qu’ils assument, dès lors, la responsabilité de leurs actes. Ils devront, aussi, agrandir les prisons, car tous ceux qui ont signé le manifeste en ma faveur et ils sont plus de 10.000, sont prêts à me soutenir.

Croyez-vous qu’il y aura des interventions pour régler cette affaire? D’autant plus, que des dignitaires religieux et des hommes politiques ont pris publiquement votre défense?
Je ne sais pas. Il pourrait quand même y avoir un responsable qui proclame mon innocence.
S’ils veulent que j’aille devant la Justice, j’irai avec tous ceux qui m’appuient. Plus de deux cents avocats se sont portés volontaires pour me défendre considérant que ma cause concerne tous les citoyens et non ma seule personne.
 

L’HISTOIRE DE JOSEPH DANS LES TROIS RELIGIONS CÉLESTES
Votre popularité a augmenté avec ce procès?
Je n’ai pas besoin d’une telle affaire pour augmenter ma popularité. A chaque récital que je donne ici, dans le monde arabe, ou ailleurs, plus de 50.000 personnes y assistent. La participation massive à la rencontre de solidarité du mardi est le fruit de ce que nous avons déjà offert aux gens depuis vingt-cinq ans.
Nous chantons l’homme, l’amour, la liberté. Notre image à l’étranger est impeccable. Au moment où la rencontre avait lieu à Beyrouth, d’autres se sont tenues au Caire, en Jordanie, au Maroc, en Tunisie, en Palestine et en Syrie. Par solidarité avec la liberté de l’homme. Ils se sont demandé que se passe-t-il donc à Beyrouth! C’est une honte.

Si on vous proposait à nouveau une chanson à thème religieux, l’accepteriez-vous encore?
Je n’ai pas cherché à chanter des thèmes religieux. C’était un poème que j’ai aimé et que j’ai mis en chanson, sous le titre: “Ô père je suis Joseph!” D’ailleurs, l’histoire de Joseph existe dans les trois religions célestes. Elle exprime le dilemme permanent entre l’injustice et les opprimés tout au long de l’histoire de l’humanité; entre frères, au sein d’une même patrie, etc...

Comment un texte poétique d’une telle profondeur humaniste peut-il être jugé comme une insulte contre la religion?
L’histoire de Joseph se répète tous les jours. Il est de notre droit et devoir de l’exprimer en poésie et en musique.
Vous avez un parcours artistique de vingt-cinq ans. Ce procès va-t-il réduire votre détermination à le poursuivre?
J’ai connu des moments bien plus difficiles. Il y a eu l’occupation et je n’ai pas eu peur. Ce n’est pas une affaire comme celle-ci qui va m’effrayer.

Parce que vous considérez que vous êtes dans votre droit?
Je n’ai jamais rien fait dont je ne suis convaincu jusqu’au bout.

NELLY HELOU

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