Au
moment où la Justice libanaise est engagée dans de nombreuses
affaires impliquant des hommes politiques et de hauts fonction-naires,
M. Walid Joumblatt, usant de ce langage provocateur dont il est coutumier,
a interpellé le ministre de la Justice. C’était la semaine
dernière au cours du débat parlementaire sur le projet de
loi relatif à l’enrichissement illicite.
“J’étais moi-même chef de milice, s’est écrié
Walid bey, maintenant tout votre département ministériel
est devenu milices.”
Qu’est-ce qu’un milicien? C’est selon le pays et les circonstances:
un soldat ou un hors-la-loi. En Suisse, par exemple, l’armée régulière
des citoyens est appelée “milice”. M. Joumblatt, par contre, emploie
ce vocable dans le sens où on l’entendait durant la guerre civile:
le milicien était le combattant pour un parti, mais agissant souvent
hors de toute loi sinon celle de ses propres intérêts ou de
ses passions.
Des juges-miliciens? Qu’est-ce que cela veut dire? Des magistrats hors-la-loi
eux qui sont en charge des lois? Et cela, le jour même où
tous les représentants de la République commémoraient
le premier anniversaire du discours d’investiture du président Lahoud
sur la primauté de la loi.
M. Joseph Chaoul, ministre de la Justice, lui-même ancien magistrat
toujours respecté, n’a pas relevé le propos irrespectueux
de Walid bey. Personne, d’ailleurs, ne semble y avoir attaché la
moindre importance et c’est ce qui est le plus grave.
***
Le respect dû au corps judiciaire est du même ordre que
le respect dû à la loi même, puisque ce sont les juges
qui appliquent cette loi. Avouer que ce n’est pas, hélas! toujours
le cas, ne saurait interdire de s’armer d’une doctrine fondamentale pour
parvenir un jour à inculquer à tous les citoyens une vision
exacte de la situation exceptionnelle que le juge occupe dans l’organisation
des pouvoirs - et aux juges eux-mêmes la fierté d’exercer
leur pouvoir sans partage.
Sur ce sujet difficile, nous avons sous les yeux le texte d’un discours
historique prononcé au parlement britannique par M. Winston Churchill
en mars 1954. Il s’agissait, alors, d’une loi pour le relèvement
des traitements des magistrats. M. Churchill commence par s’excuser de
devoir aborder ce problème en public; car, à ses yeux, les
traitements des magistrats ne devraient jamais faire l’objet de débats
comme ceux des fonctionnaires. Le juge n’est pas un fonctionnaire, souligne-t-il.
Comme on le sait, dans une vraie démocratie, il personnifie l’un
des trois pouvoirs. La question des traitements des juges éclaire
parfaitement cette distinction et le caractère particulier de la
fonction judiciaire.
Si M. Churchill soumet la question au parlement, c’est parce que, dit-il,
les traitements des magistrats ont été fixés il y
a 120 ans (vous avez bien lu: cent-vingt). Ils n’ont subi aucun changement
en un siècle et quart, malgré l’érosion du pouvoir
d’achat et la hausse des impôts. Il était donc temps de réviser
cette situation. La position et le service “exceptionnel” d’un juge ne
se débattent pas “en termes de monnaie”, a souligné Sir Winston
Churchill pour ajouter:
“Pendant 600 ans, les juges ont joui d’une position non seulement privilégiée,
mais unique. Rien dans notre île ne peut leur être comparé.
Ils sont nommés à vie. Ils ne peuvent être licenciés
par le gouvernement. Ils ne peuvent être licenciés par la
Couronne, que ce soit par l’usage de la Prérogative royale ou sur
avis des ministres.
“Ils doivent interpréter la loi selon leurs connaissances et
leur conscience.
“Ils se distinguent des grands fonctionnaires de l’Etat et des autres
fonctionnaires de l’Exécutif quel que soit leur échelon;
ils se distinguent des chefs de l’industrie et du commerce.
“Rien, sinon une motion des deux Chambres, approuvée par la
Couronne, ne peut les muter.”
Sir Winston Churchill aborde, ensuite, le principe fondamental de l’interdépendance
des pouvoirs:
“Le parlement a un intérêt vital à l’efficacité
et à l’intégrité de la Magistrature parce que le Législatif
et le Judiciaire, quoique séparés, sont interdépendants
et que, sur deux plans différents, le contrôle que l’un exerce
sur l’Exécutif est renforcé par celui de l’autre. Le parlement
décide de ce que la loi doit être et le juge décide
ce qu’en fait la loi est.”
Les qualités exigées du juge: savoir, expérience,
caractère, “ne sauraient être mesurées en termes de
monnaie”, poursuit le Premier britannique. “Une forme de vie et de conduite
bien plus sévère que celle des gens ordinaires et soumise
à davantage de restrictions est exigée du juge; et quoique
non écrite, elle est strictement observée.
“Le parlement doit faire en sorte que cette élite d’hommes capables
de rendre ce service, exceptionnel sous toutes ses formes, y soient attirés.
“La magistrature doit être l’attrait dominant de la profession
d’hommes de loi.”
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Vous direz, sans doute, que nous ne sommes pas dans les îles britanniques
et que nous n’avons pas derrière nous 600 ans de traditions dans
ce domaine. Mais pourquoi ne pas rêver?
En tout cas, si nous reconnaissons que nous sommes encore fort éloignés
de cette conception de la sainteté de la mission de la Magistrature,
de cette rigueur dans l’organisation des trois pouvoirs (hier encore, on
était à la remorque d’une “troïka” galopant avec insouciance),
du moins gardons-nous d’assimiler juges et ministre de la Justice à
des miliciens. Ou alors, il n’y a plus qu’à mettre la clé
sous le paillasson. |
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