SON HONNEUR LE JUGE GHADA BOU KARROUM | ||
Si
l’on me demandait aujourd’hui de désigner l’homme ou la femme de
cette dernière année du XXème siècle, je désignerais
sans l’ombre d’une hésitation le juge Bou Karroum. Je ne suis pas
particulièrement féministe, mais je suis fière que
le juge Bou Karroum soit une femme.
Qui est Ghada Bou Karroum? A l’heure actuelle, tout le Liban doit le savoir et ceux qui ne le savent pas sont à plaindre, soit parce qu’ils sont ignorants ou analphabètes, soit que leur indifférence ou leur sottise les empêchent de s’intéresser aux choses qui peuvent avoir un impact sur leur vie, surtout au cours du prochain siècle menacé d’une montée d’intégrisme qui exhale déjà des relents de bûchers. Ghada Bou Karroum est un magistrat, un juge pénal unique (et unique elle a prouvé l’être dans tout le sens du mot) qui avait à statuer sur le procès intenté au musicien Marcel Khalifé pour insulte à la religion musulmane, Khalifé ayant inclus dans une de ses chansons un morceau d’un verset du Coran. Fort respectueusement, d’ailleurs. Je ne défends pas ici le chanteur. J’avoue même, à ma confusion, que je ne suis pas un fan des chanteurs engagés. Je n’apprécie pas ce genre d’intellectualisme, ni les barbes hirsutes, ni les oripeaux en guise de vêtements, ni les blousons crasseux, ni leur allure générale de persécutés, à croire qu’ils sont sortis tout droit du château d’If du comte de Monte-Cristo ou de “l’Archipel du Goulag”. Malheureusement, n’est pas Soljenitsyne qui veut. Pour en revenir au juge Bou Karroum, on me dira qu’elle n’a fait que son devoir de magistrat. Il fallait bien rendre un jugement. Elle l’a rendu. Un point c’est tout. Vu ainsi, c’est bien simple. Il n’y a pas de quoi ameuter les populations et crier au prodige. En un sens, c’est vrai. Mais combien l’aurait fait à sa place? Combien aurait eu comme plaignant tout une communauté religieuse s’estimant victime d’un sacrilège? Combien aurait résisté à la tentation de jouer les Ponce Pilate et de prononcer une peine de prison avec sursis? Tout le monde sait qu’ils sont légion ceux qui auraient essayé par des attendus plus ou moins tirés par les cheveux, de justifier un jugement à la Salomon ou de tenter à la fois de ménager la chèvre et le chou. Ne sont-ils pas treize à la douzaine ceux qui auraient tergiversé, ergoté, cherché midi à quatorze heures pour finalement tirer leur épingle du jeu? Ghada Bou Karroum, elle, n’y est pas allée par quatre chemins. A en croire des juristes chevronnés, son verdict est un chef-d’œuvre du genre et il est appelé à faire jurisprudence. Avec clarté, fermeté et courage, elle a rendu un jugement qui signifie qu’aucune considération ne saurait primer la loi; que les préceptes religieux ne peuvent en aucun cas s’imposer en droit comme de “super-lois”, ni des lois tout court, que le Code pénal ne relève ni du Coran, ni de l’Evangile, qu’il convient de faire une nette différence entre le religieux et le laïc et qu’enfin prononcer des “Fatwas” ne relève pas de ses compétences. En vertu de quoi, elle a prononcé un non-lieu. Personne ne croyait qu’elle le ferait. Eh! bien, elle l’a fait. Elle a osé et ce faisant, elle a redoré le blason d’une justice libanaise dont le moins qu’on puisse dire est qu’il était passablement terni. Nous n’accusons personne en particulier. Mais combien de jugements de complaisance ont-ils été rendus? Combien de gens croupissent en prison depuis des années sans jugement aucun, combien de suspects sont toujours détenus, alors que d’autres sont relâchés moyennant des cautions ridicules? Combien et combien sont-ils ceux qui considèrent nos lois comme des notions à géométrie variable téléguidées par le vent qui souffle des hautes sphères politiques? Les Américains s’adressent à leurs juges en les appelant “Votre Honneur”. C’est un titre traditionnel, vidé de son sens initial et très souvent galvaudé... Mais appliqué à des magistrats du calibre de Ghada Bou Karroum, le titre “Votre Honneur” reconquiert ses lettres de créance. |
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