UN HOMME
DE GOUAILLE S’EST ÉTEINT
L’ARGOT POUR ALPHONSE BOUDARD,
C’ÉTAIT, TOUTE PROPORTION
GARDÉE, L’ALEXANDRIN POUR RACINE
L’auteur de
“La métamorphose des cloportes”, “Le café du pauvre”, “Les
combattants du petit bonheur”, “ La cerise”, “L’Argot sans peine ou la
métamorphose à Mimile”, “Cinoche”, “La fermeture”, s’est
éteint à Nice, terrassé par une crise cardiaque à
l’âge de 74 ans.
Arrivé à Nice, il y a une semaine pour se reposer, le
romancier avait été victime d’un premier malaise dès
sa descente d’avion, dans le hall de l’aéroport.
Il devait être retrouvé quelques heures plus tard, inanimé
dans son appartement niçois.
Transporté à la clinique Saint-Georges, Boudard qui souffrait
de graves problèmes respiratoires, puisqu’il avait été
dans sa jeunesse atteint de tuberculose, s’est éteint entouré
de sa femme et de ses deux fils.
Boudard était l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, des romans
surtout, mais était également dialoguiste et scénariste
pour le cinéma et la télévision.
Son livre “Les combattants du petit bonheur” devait remporter le Prix
Renaudot en 1977 et le Prix Sainte-Beuve lui avait été attribué
pour son ouvrage “La cerise”, en 1963.
Son dernier livre “Mourir d’enfance” lui avait valu le “Grand Prix
du roman de l’Académie française” en 1995.
Dans ce volume, Boudard retraçait sa jeunesse et sa quête
de la véritable personnalité de sa mère, une prostituée.
Membre du jury des prix littéraires Georges Brassens, Antoine
Blondin et Paul Léautaud, le talent d’Alphonse Boudard s’était
épanoui dans les récits autobiographiques.
Incarcéré à deux reprises à la prison de
Fresnes, pour avoir fabriqué de la fausse monnaie et d’être
un spécialiste du chalumeau, pour l’ouverture de coffres-forts,
il avait su mieux que quiconque décrire le milieu carcéral.
DE LA TÔLE AUX BEST-SELLERS
Passer de la tôle aux best-sellers du hit-parade éditorial,
tel fut l’itinéraire de ce philosophe insolite qui a eu le privilège
de compter dans sa mouvance de seigneur du ruisseau, une constellation
d’amis indéfectibles parmi lesquels le metteur en scène Jacques
Rosny et l’écrivain Louis Nucéra dont l’amitié l’accompagna
jusqu’à sa mort, puisque c’est lui, qui devait le retrouver inanimé
dans son appartement du port, à Nice.
Derrière les barreaux, Boudard avait acquis à sa façon
les couleurs de sa drôle de pré-libération, sa vocation
d’écrivain.
Son expérience des lieux privatifs avait servi à Boudard
à apprendre et à employer l’argot.
C’était pour lui, une manière de prendre sa distance,
de n’être pas “réaliste”. Il n’était pas un polémiste,
mais un moraliste drôle. Oui, cela peut parfois aller ensemble!
Comme le disait Nucéra, “Boudard aimait la vie, sous ses airs
goguenards. Il était d’une grande érudition, même s’il
avait fait ses universités ailleurs que dans les grands établissements
classiques habituels.
Un écrivain de la trempe de Céline et de Rabelais.
Dans “L’Education d’Alphonse”, nous pouvons lire: “J’ai ouvert les
yeux chez des paysans pauvres du Loiret... toute ma prime enfance carrément
à la glaise.
“Après cela, les rues du 13ème, l’argot, l’usine, les
petits potes du prolétariat... J’ai connu la guerre très
jeune (Boudard avait pris le maquis pendant la guerre en 1943, aux côtés
du colonel Fabien, puis s’était enrôlé dans l’armée
auprès du général de Lattre de Tassigny).
“J’ai fréquenté toutes sortes de voyous, frôlé
plusieurs fois la mort, traîné les petits boulots, les commissariats,
les bancs d’infamie, les prisons, tous les hôpitaux et les sanas
possibles, sauf les luxueux.
“Ça vous fait une sorte d’université tout ça...”
CASCADES DE MÉTAPHORES
On appréciait ses néologismes, son rythme, ses cascades
de métaphores, ses inversions, cette façon boudardienne d’épingler
l’actualité.
Boudard savait, avec sa gouaille particulière, dresser une fantastique
galerie de portraits, vite faits, dur faits, qu’il s’agisse de célébrités
ou d’anonymes rencontres “bistrotières”...
Il y avait foule. Il fallait un index. De Blum à Barbie, de
Claveau à Polac, d’Aragon à Claudel, toutes les gloires qui
faisaient la Une, il les cernait en deux mots, bousculant à chaque
fois le lecteur par ses pages de cahots réjouissants, son vocabulaire
de titi parisien, drôle, toujours émouvant, croustillant au
fil des métaphores les plus inattendues.
“Bien difficile de rester honnête lorsqu’on est jeune, qu’on
a un très maigre bagage culturel, un sacré appétit
sexuel, en ces années d’après-guerre où le moindre
paquet de cigarettes se payait son pesant d’or...”, écrivait Alphonse
Boudard. Dans “Cinoche”, Boudard parlait de cinéma, de son cinéma,
celui du pauvre écrivain laminé entre des producteurs bidons,
des actrices sur le retour insupportables, des metteurs en scène
pâteux et quelques requins solidement installés...
Ce qu’on avait apprécié chez lui, c’était le ton,
le style...
Michel Tournier écrivait dans “Le Monde” à propos de
son livre “L’Hôpital”: “Ce livre terrible est le résultat
d’une création et non pas un simple document sur une tranche de
vie saignante. Une œuvre littéraire, oui, ne fût-ce que par
sa langue, cet argot dont il faut parler parce qu’on n’imaginait pas ce
livre écrit autrement...” Pourtant, les critiques lui reprochaient
souvent son emploi systématique de l’argot.
Mais l’argot était pour Boudard, ceci toute proportion gardée,
ce que l’alexandrin était pour Racine...
Louis Nucéra, son ami, a dit: “C’était un homme de grande
majesté, un très grand écrivain français. Un
homme qui aimait la vie, ses amis...”
Boudard était un romancier bilingue français-argot.
Un écrivain qui n’appartenait à aucun genre, à
aucun parti, à aucune bande, à aucun milieu.
Sa langue était vivante, pittoresque, tout à fait libérée
des fards et de l’hypocrisie.
Il venait de terminer son roman “Les trois mamans du petit Jésus”,
dont le lancement est prévu pour le mois d’avril, aux éditions
Grasset.
Home