DERNIER DES GÉANTS DE L’ÈRE D’INDÉPENDANCE
SAËB SALAM A AXÉ SON ACTION POLITIQUE  SUR LA PRÉSERVATION DE L’UNITÉ NATIONALE

Avec Adel Osseiran, décédé il y a près d’un an, il était le dernier des géants de l’ère d’indépendance et a succombé à une crise cardiaque le 21 janvier, quatre jours après avoir fêté son 95ème anniversaire.
Chantre de l’unité nationale pour la préservation de laquelle il n’a cessé de lutter et de consacrer ses efforts, il fut aussi un nationaliste arabe sage et pondéré, prônant la collaboration du pays des Cèdres avec les Etats membres de la Ligue, tout en sauvegardant la spécificité de chacun d’eux.
Aussi, a-t-il marqué de son empreinte le premier demi-siècle de l’indépendance, alternant sa présence au Pouvoir et au sein de l’opposition, de 1943 à 1984.
Même au plus fort des douloureux événements, il s’est employé, vainement, tant les passions et les ressentiments étaient exacerbés, à ressouder un pays déchiré.

Il commence sa vie politique, lui le jeune héritier d’une famille de notables sunnites beyrouthins - son père Abou-Ali Salam ayant été député de Beyrouth en 1914 - dans le sillage des artisans de l’indépendance. Alors âgé de 38 ans, il est amené à jouer un rôle d’envergure nationale lors des tragiques événements de novembre 43, organisant des manifestations de rue pour obtenir la libération du président Béchara el-Khoury et de ses compagnons emprisonnés à la citadelle de Rachaya par les Français, pour avoir défié l’autorité du Haut-Commissaire en révisant la Constitution pour en éliminer les dispositions portant atteinte à la souveraineté nationale.
Trois ténors disparus de la politique 
libanaise: Camille Chamoun, Saëb
Salam et Pierre Gemayel.
Chafic Wazzan, Elias Sarkis, Saëb
Salam et Fouad Boutros (G.D.).

Au cours des événements de novembre 43, il forme avec six autres membres de l’Assemblée, dont Henri Pharaon, un groupe de choc ayant pris l’initiative de remplacer le drapeau libanais (tricolore plus un cèdre), par les couleurs nationales actuelles, le rouge représentant la lutte et, le blanc, la paix. (On lui a attribué, parfois, cette réflexion qu’il a réfutée: Enlevons ce chou-fleur (allusion au cèdre) du drapeau”.
Ce dernier a été dessiné (et confectionné) avec les moyens de bord, au cours d’une réunion tenue par le “groupe des sept”au siège de la Chambre où les parlementaires ont pu s’infiltrer en dépit de la présence, place de l’Etoile, d’une forte garde constituée de soldats sénégalais.
Il a aidé, alors, Habib Abou-Chahla et l’émir Arslan à former un gouvernement transitoire à Bchémoun ayant assumé les charges du Pouvoir jusqu’à sa reprise en main par l’autorité légale.
 
Le président Amine 
Gemayel et Saëb Salam.
Aparté entre les présidents 
Hafez Assad et Saëb Salam.

Saëb Salam a toujours soutenu que l’indépendance a été “le fruit d’une entente entre les chrétiens et les musulmans”, contrairement à ceux qui prétendent que l’indépendance ne fut pas leur œuvre et a été obtenue “grâce aux Britanniques qui voulaient supplanter les Français dans nos murs”.
Ayant détenu le portefeuille de l’Intérieur dans le Cabinet Saadi Mounla, il a donné la preuve de sa fermeté et de son courage, comme de son souci de faire respecter la loi, à tel point qu’il a été surnommé “l’homme d’acier”, après la répression d’une manifestation de rue organisée par les ouvriers de la Régie des tabacs.
 
Conférence de presse du président 
Salam au Sérail, entouré de MM.
Melhem Karam et Saïd Freiha.
Lors d’une visite en Arabie séoudite,
Saëb Salam en compagnie du roi
Fayçal et de cheikh el-Husseini, 
ancien mufti de Palestine.

Lors de la crise de 1952, le président Béchara el-Khoury qui lui préférait des hommes plus accommodants fait appel à lui pour former un nouveau Cabinet, tâche à laquelle il a renoncé au terme de quatre jours de consultations.
Au lendemain de la révolution égyptienne, Saëb Salam et Abdallah Yafi se brouillent avec le président Camille Chamoun, lequel s’était opposé à leur proposition de rompre avec l’Occident, après la nationalisation par Abdel-Nasser du canal de Suez.
Les deux leaders sunnites devaient payer le prix de leur attitude aux élections législatives de 1957, en même temps que Kamal Joumblatt, l’ancien chef de l’Etat ayant usé de tous les moyens pour provoquer leur échec, soutenant à leur place des éléments inconnus et ne bénéficiant d’aucune assise populaire.


Cette récente photo représente le président
et Mme Saëb Salam, leur fils Tammam, en
conversation avec M. Daniel Jouanneau,
ambassadeur de France.

Les rapports entre Chamoun, d’une part, Yafi, Salam, Joumblatt, d’autre part, n’ont cessé de s’envenimer.
Le mouvement insurrectionnel de 1958 a été déclenché par l’assassinat de Nassib Metni, journaliste et l’opposition a proclamé la désobéissance civile et refusé d’y mettre fin, tant que Chamoun ne s’engageait pas à ne pas renouveler son mandat. Ce dernier ayant répliqué qu’il ne prendrait aucune décision sous la pression, la situation a failli se dégrader, dangereusement, la radio du parti Najjadés ayant lancé des appels aux effectifs (sunnites) de l’Armée leur demandant de  rallier les rangs des insurgés.
A ce moment, Saëb Salam a adopté une attitude donnant la dimension de son patriotisme en fermant la station radiophonique. Puis, dépassant le froid qui caractérisait, alors, ses rapports avec Hamid Frangié, ancien ministre des Affaires étrangères, il prit contact avec lui et avec d’autres personnalités chrétiennes pour fonder le Front de l’union nationale dont l’objectif était de déjouer la manœuvre de Chamoun qui tentait de “confessionnaliser” la crise.
A la fin du mandat chamounien, Salam a été le premier à avancer la candidature du général Fouad Chéhab pour la magistrature suprême, le commandant en chef de l’Armée ayant adopté une position neutre durant l’insurrection, tout en promettant à Chamoun “de soutenir l’autorité légale jusqu’au dernier jour de son sexennat”.
Le fameux slogan: “Ni vainqueur, ni vaincu”, avait été lancé en ce temps par Salam pour dissiper la tension et ressouder les fractions éparses d’un peuple déchiré par le conflit.
Aux législatives de 1957 et ayant été élu à une écrasante majorité, le président Fouad Chéhab a chargé Saëb bey de former le nouveau gouvernement. Il a constitué son équipe ministérielle sous la devise: “Un Liban et non deux”.
Cependant, étant donné la forte personnalité des deux hommes, les divergences n’ont pas tardé à émerger entre eux, une déclaration de Saëb bey par laquelle il se prononçait en faveur de la création de l’Université arabe de Beyrouth (pro-égyptienne), a été la goutte d’eau ayant fait déborder le vase. D’autant que l’Ordre des avocats de Beyrouth a observé une grève de plusieurs mois.
Un différend a, également, opposé Chéhab à Salam à propos du “rapport Lebret”, doublé d’un autre suscité, celui-là, par ce que Salam appelait “les immixtions du Deuxième Bureau dans les affaires de l’Etat”.
Rachid Karamé, Kamal Joumblatt et d’autres hommes politiques ayant pris le parti du chef de l’Etat, Saëb bey a présenté sa démission.
Par la suite, il a échoué aux législatives, ses relations avec le Pouvoir s’étant envenimées davantage, d’autant qu’il ne cessait d’attaquer les “fantômes” (allusion aux membres du Deuxième Bureau) et de dénoncer leur ingérence dans les organismes étatiques.
Aux présidentielles de 1970, alors que les Chéhabistes ont soutenu la candidature d’Elias Sarkis, Saëb Salam, réconcilié avec Camille Chamoun, a avancé la candidature de Sleiman Frangié avec l’appui de Kamel el-Assaad et Kamal Joumblatt.
Frangié a été élu à une voix d’écart et Saëb Salam a constitué un “Cabinet de jeunes” dans l’intention d’entreprendre une “révolution par le haut dans le cadre de la Constitution”. “L’homme à l’oeillet et au cigare” avait foi dans la jeunesse et on admirait son esprit d’ouverture et son courage.
Poursuivant les Chéhabistes dans leurs derniers retranchements, il a opéré une descente-éclair au siège des Postes et Télécommunications où se trouvaient les tables d’écoute téléphonique supposées être sous le contrôle de membres du Deuxième Bureau.
Ces derniers ont été déférés devant la juridiction qualifiée qui les a acquittés, partant du fait que “ceux-ci avaient accompli leur devoir et exécuté les ordres de leurs supérieurs hiérarchiques”.
Le caractère impétueux de Saëb bey devait le brouiller avec le président Frangié, son ami de toujours. L’étincelle ayant mis le feu aux poudres a consisté en l’assassinat de trois responsables palestiniens à Beyrouth, par un commando israélien dirigé par Ehud Barak, actuel Premier ministre de l’Etat hébreu.
Saëb bey a réclamé la destitution du commandant en chef de l’Armée - le général Iskandar Ghanem, à l’époque - arguant que la troupe avait failli à son devoir, sa réaction ayant été jugée “tardive et non musclée”.
Les rapports se sont gâtés davantage quand le président Frangié a utilisé l’aviation contre les camps palestiniens dans la banlieue de Beyrouth pour mettre fin à leur rébellion.
Tout en mettant les “Abaouate” en garde contre “la création d’un Etat dans l’Etat” et en blâmant Yasser Arafat de s’ingérer dans les affaires libanaises, Saëb bey était d’avis qu’il ne fallait pas user de la manière forte contre les Palestiniens, mais d’un dialogue direct et franc, pour dissiper les malentendus.
Jouant au pompier, il s’est dépensé inlassablement aux fins d’empêcher l’exacerbation du conflit, surtout après l’incident de Aïn Remmaneh, le 13 avril 1975.
Maintes fois, il s’est rendu à Bickfaya ou au siège de l’évêché grec-orthodoxe à Beyrouth-est, afin d’y rencontrer Pierre Gemayel pour éviter le pire au début de la guerre. “Le Liban ne peut survivre sans l’entente et la compréhension entre ses fils”, ne cessait-il de répéter.
Saëb bey s’est opposé à la candidature de Bachir Gemayel à la magistrature suprême. Mais après son élection et dans un souci d’apaisement, il a accepté de le rencontrer au palais de Baabda, en présence du président Sarkis. “Notre entretien, devait-il déclarer par la suite, a été franc”.
Puis, il a soutenu la candidature d’Amine Gemayel sur lequel il a fondé beaucoup d’espoirs. “Mais ces espoirs devaient se volatiliser après la conférence de Genève et de Lausanne”, devait confier M. Salam. N’empêche qu’il a accepté de diriger la délégation officielle chargée de rencontrer le président Ronald Reagan, pour lui remettre un mémorandum exposant la crise libanaise et les moyens de la résoudre.
Mais Saëb bey a été contraint de quitter Beyrouth en 1985, non qu’il ait baissé les bras, mais à cause de la maladie de son épouse Tamima, dont l’état de santé exigeait des examens fréquents auprès de spécialistes en Europe et aux Etats-Unis. Or, la situation du Liban, les risques que présentaient nos routes et la précarité de la sécurité aérienne rendaient les déplacements dangereux, voire impossibles.
A ceux qui lui rendaient visite à Genève, Saëb bey disait toujours: “Je me trouve ici, mais mon cœur est au Liban, auprès de mon peuple dont je partage les malheurs et les souffrances”.
Il retournera au pays natal en 1994, une fois la paix revenue, mais affaibli par l’âge, l’homme d’acier a passé la main à son fils Tammam qui a pris la relève avec autant de compétence et de sagesse, soucieux comme son père de sauvegarder l’entente sacrée entre ses concitoyens et la paix civile. 


LES ADIEUX OFFICIELS ET POPULAIRES DU LIBAN
HOSS: “IL FUT L’UN DES SYMBOLES DE LA PATRIE, SON
NATIONALISME ET SON COURAGE ÉTANT CITÉS EN EXEMPLE”
Le Liban officiel et populaire a fait d’émouvants adieux au “dernier géant de l’ère d’indépendance”, pour reprendre les termes du président Salim Hoss, qui a décrété un deuil national de trois jours.
 
Recouvert du drapeau libanais, le cercueil 
a été placé sur un affût de canon.
M. Tammam Salam mène le deuil, 
entouré des présidents Husseini, 
Hoss, de cheikh Mohamed Kabbani, 
de l’imam Mohamed Mahdi Chamseddine,
de MM. Rafic Hariri et Michel Pharaon.

Les personnalités du monde politique, diplomatique, syndical, militaire, religieux, ainsi qu’une foule compacte l’ont accompagné jusqu’à sa dernière demeure, en dépit d’une pluie battante. Les prières ont été récitées à la mosquée de l’imam Ali Ben Abi-Taleb et l’inhumation a eu lieu au cimetière des martyrs.
De la résidence des Salam, à Mousseitbé, jusqu’à ce lieu de culte, des milliers de personnes étaient rangées sur les trottoirs de part et d’autre de la rue. Des balcons des maisons, des pétales de fleurs et du riz étaient jetés sur le cercueil. Un immense cortège suivait à pied le véhicule tirant un affût de canon sur lequel était posée la dépouille de l’ancien président du Conseil recouverte des couleurs nationales.
De Mousseitbé au stade municipal, en passant par la rue Mar Elias, la corniche de Mazraa, les jeunes brandissaient des banderoles portant des inscriptions tout à l’hommage du grand disparu.

A l’entrée de la mosquée de l’imam Ali, la fanfare des FSI a exécuté la sonnerie aux morts et après les prières rituelles, le cortège devait poursuivre sa marche, toujours sous une pluie battante, vers le cimetière des martyrs jouxtant la mosquée Kashokji.
 
Le président et Mme Elias Hraoui 
présentant leurs condoléances
à M. Tammam Salam.
M. Tammam Salam (au centre) entouré
des présidents Omar Karamé, Salim 
Hoss, Hussein Husseini et Rafic Hariri.

HOMMAGE DE HOSS
Avant la mise en terre, le président Salim Hoss a rendu hommage en termes sentis à Saëb Salam, “le dernier des géants à qui le Liban fait aujourd’hui d’émouvants adieux”.
“Ce militant hors pair, a ajouté le chef du gouvernement, qui n’a jamais baissé les bras, a marqué le siècle dernier par sa personnalité, son courage sans égal, ses grandes réalisations, sa réputation irréprochable au triple plan local, régional et international”.
M. Hoss a, également, mis l’accent sur le souci de M. Salam de préserver l’unité nationale et de dissiper les germes de la zizanie, pour instaurer la paix civile et ressouder les familles libanaises, même aux pires moments de la guerre”.
Un flot ininterrompu de personnalités de tous bords et tendances, ainsi que des délégations populaires ont défilé à la résidence des Salam où sa famille a reçu les condoléances durant trois jours.

***
A la famille Salam et à ses alliés, “La Revue du Liban” présente ses sincères condoléances et l’expression de sa sympathie émue.
 
“L’HOMME À L’ŒILLET ET AU CIGARE”

J’ai appris à mieux le connaître dans les années soixante à Belgrade où je faisais partie de la délégation (de journalistes) qui l’avait accompagné à la conférence des non-alignés.
Mis au courant de son souci d’apparaître, en permanence dans les lieux publics, un œillet blanc fixé sur le revers de son veston, ses hôtes yougoslaves lui assuraient un lot quotidien de cette fleur qui contribuait à le rajeunir.
Saëb bey tenait à prendre le petit déjeuner, chaque matin, en compagnie de tous les confrères et n’acceptait pas de se mettre à table sans les voir tous réunis autour de lui.
Il tenait à s’enquérir des conditions de leur hébergement - nous étions alors logés à l’Institut de sciences politiques, les hôtels étant archicombles - et ceci le gênait. Sans doute aurait-il voulu, s’il le pouvait, les installer dans la villa mise à sa disposition dans un quartier chic de Belgrade, comme aux autres chefs de délégation, dont Gamal Abdel-Nasser, Nehru, Soekarno, pères fondateurs du mouvement des non-alignés, avec Tito, leur hôte.
Au cours de la réception de clôture, Saëb bey a tenu à nous présenter tous au président Abdel-Nasser. Nous étions si nombreux que le Raïss s’est exclamé sur un ton badin: “Allah! Vous les avez tous amenés pour avoir la paix à Beyrouth?”
Dernier arrivé à la réception, Soekarno a été le seul à embrasser sur les deux joues Mme Tito, alors que ses pairs s’étaient contentés d’une simple révérence.
Saëb bey qui nous révélait, au cours du petit déjeuner, les faits divers et ce qui se passait dans les coulisses de la conférence, a rapporté, à ce moment, la toute dernière: “Hier, dit-il, Tito a prévenu les chefs d’Etat et du gouvernement: Préparez-vous à une partie de chasse à Brioni”.
Seul à protester, le président indonésien a émis cette réflexion qui en a scandalisé plus d’un: “Nous avons besoin, non d’aller chasser, mais de rencontrer des femmes”. 

ED.B

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