Encore des jeunes qui paient le prix de la violence, de la négligence
ou de l’inconscience? Cela est, peut-être, égal pour les parents
de David qui les quitte trop tôt, à l’âge de 19 ans
et pour les parents des blessés encore sous le choc. Mais les “copains”
eux sont révoltés: “Qu’on n’aille surtout pas raconter que
David a apporté la grenade en classe. Ce serait archi-faux. David
l’a trouvée emballée dans du papier cadeau et déposée
dans un “mug” sur l’un des pupitres. Nous l’avons tous vue, cette grenade;
nous sommes dans sa classe et assis près de lui. David n’est ni
un terroriste, ni un détraqué mental, comme on a voulu nous
le faire dire; il n’est pas non plus amoureux et n’a pas voulu se suicider
par dépit”.
Qui “on”? “Certains enquêteurs”, répondent-ils en chœur,
à l’hôpital où nous les avons rencontrés, se
déplaçant d’un lit et d’un camarade à un autre. Ces
enquêteurs imaginatifs et trop zélés, auraient-ils
eu peur d’être confrontés à un complot fomenté
par de jeunes universitaires
contre certaines factions existant sur le terrain? Cela expliquerait
l’insistance à faire adopter la version “d’une grenade apportée
en classe”, version qui a, d’ailleurs, donné lieu à deux
perquisitions: l’une dans la maison paternelle du jeune disparu, l’autre
au domicile de son meilleur ami, à la recherche d’autres armes,
racontent les jeunes.
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LE FILM DU DRAME
Mais comment les choses se sont-elles passées?
Nous avons recherché la vérité auprès des
hôpitaux où les blessés ont été admis.
Hani Obeid est à l’hôpital Saint-Georges: blessé
au dos, au cou, au pouce et à l’annulaire droits et doit,subir une
greffe de
la phalange. Avant d’être atteint, Hani ignorait l’existence même
de la grenade en classe et ne s’était pas aperçu que David
la manipulait. “Je n’ai rien vu, dit-il, j’avais le dos tourné;
j’étais resté en classe attendant Alain Khalifé, (grièvement
blessé), qui rangeait ses affaires, car on devait aller en cours
de T.D. et je parlais avec Clara Khoueiry. Darine (Bejjani) s’approche;
je la salue et, tout à coup, c’est la déflagration, j’ai
le temps de voir l’éclair et le mur criblé d’éclats.
Mon corps me brûle, mais je n’ai pas encore réalisé
que je suis atteint”.
Ses parents me montrent ses blessures mais remercient le ciel: après
tout, il est sauf!
Deux jeunes gens qui lui rendent visite répondent à ma
question: “La grenade était dans du papier cadeau et placée
dans un verre. On l’a vue vendredi après avoir défait le
papier cadeau et on l’a laissée là; on l’a presque oubliée
croyant à un joujou et nous avions été dans une autre
classe pour un autre cours. Mardi, on l’a retrouvée. David a joué
avec l’engin, mais il nous a dit que la grenade était dégoupillée,
qu’il l’avait vidée de sa poudre et qu’elle ne risquait plus d’exploser.
Il l’a roulée par terre, l’a tournée, retournée durant
deux heures et rien n’est arrivé. Puis, vers 10 heures, elle a explosé,
on était déjà en récréation”.
Les jeunes semblent tombés des nues. Personne, disent-ils, n’avait
réalisé qu’il s’agissait d’une vraie grenade; les étudiants
n’en avaient jamais vu. C’est pourquoi, ils n’ont même pas alerté
les responsables universitaires; l’idée ne les a même pas
effleurés. Dans une chambre à côté, Carla Doumit,
gît sur son lit d’hôpital, endormie. Elle vient d’être
opérée des deux mâchoires et du dos, son rein ayant
été sauvé de justesse. On n’ose pas encore se prononcer
quant au résultat; il est trop tôt. L’opération a duré
9 heures! Ses parents et quelques amis l’entourent, prostrés et
quand on pousse la porte, on n’entend pas un mot: seul les yeux sont rivés
sur elle.
Son père refuse de parler: “Nous n’avons rien à dire,
nous ne savons rien et elle est incapable de parler”, dit-il. Il est terriblement
ému et sa mère nous regarde presque sans comprendre, tant
le choc est dur. Son père refuse, aussi, de la laisser photographier.
![]() aux questions des officiers des F.S.I. |
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À L’HÔTEL-DIEU
Nous nous retrouvons à l’Hôtel-Dieu, où ont été
acheminés les autres blessés: Darine Bejjani vient de quitter
l’hôpital, ses blessures étant heureusement légères.
Chadi Naufal, blessé au visage et aux mains, ne veut plus ni
parler ni se laisser photographier; sa mère l’excuse: “Il est tellement
fatigué, tous ses camarades défilent; les enquêteurs,
les journalistes; il est las de raconter les mêmes choses; et il
a mal”. En effet, un grand pansement recouvre sa joue, sa chambre est pleine
à craquer et quatre de ses camarades sont à son chevet. Je
demande: “Cette grenade, comment est-elle tombée entre les mains
de David”? Les jeunes gens parlent entre eux. “Elle n’a rien compris, la
presse raconte n’importe quoi”. L’un d’eux s’approche: “Nous sommes prêts
à tout vous raconter en détail, mais ni photos, ni noms.
Nous sommes peut-être devenus paranoïaques, mais nous ne voulons
pas être reconnus. Vous voulez la vérité, vous l’aurez,
c’est la version que nous avons donnée aux autorités, mais
nous ne croyons pas que votre revue la publiera”.
Ils sont révoltés, énervés. L’un d’eux
ajoute: “N’allez surtout pas croire ce que racontent les journaux. David
n’a pas apporté la grenade; il l’a trouvée en classe. C’est
un garçon très bien, vous savez, intelligent et sympathique.
Il n’a jamais eu de précédents. Nous le connaissons depuis
l’école; nous étions ensemble à Jamhour. Mais il a
le goût du risque, peut-être. Seulement, nous ignorions tous,
même lui, je crois, qu’il s’agissait d’une vraie grenade. Parfois,
on se fait des farces entre copains et nous croyions que c’en était
une. David aussi. La preuve, il jouait avec la grenade en classe et même
le professeur qui l’a vu faire n’a pas réalisé le danger.
Il l’a regardé comme pour dire: David, as-tu fini de jouer?”
“COMME LA POIGNÉE D’UNE PORTE”
Comment savez-vous qu’elle était en classe?
“Nous l’avions vue depuis vendredi dans un emballage cadeau placée
dans un grand gobelet, un “mug”, au fond de la classe et nous sommes 5
ou 6 à rester derrière. L’un de nous a entrouvert le paquet
et a vu le bout de la grenade. Il a cru à une farce et l’a laissée.
Ensuite, nous avons changé de local: un groupe en TD, un groupe
au Labo... et nous ne sommes plus revenus vendredi. L’emballage est resté
là samedi et dimanche. Lundi matin, nous sommes tous allés
en classe d’informatique, car nous avions un examen. Puis, nous sommes
rentrés chez nous. C’est donc mardi matin que nous avons réintégré
notre classe. La grenade était toujours là”.
Comment? Le ménage n’a-t-il donc pas été fait?
“Si, rétorquent-ils, mais les personnes qui s’occupent du ménage
avaient reçu des instructions de ne toucher à rien de ce
qu’ils trouvaient en classe et de ne rien jeter ou bien ils seraient accusés
de vol. Puis, la classe a deux portes: celle de devant par laquelle entrent
les élèves et une autre par derrière. Quelqu’un aurait
emprunté celle-ci pour déposer la grenade.”
Mardi matin, David qui a l’habitude d’arriver tôt, dépose
ses effets en classe. Il découvre l’engin sur un pupitre. “Il ne
peut l’avoir apportée avec lui, parce qu’il ne porte même
pas de cartable, mais des pochettes fluo, disent ses copains, on voit ses
papiers dedans et il ne peut rien cacher dans son jean ou ses habits serrés;
c’est sûr.”
“Son problème est qu’il est curieux et un peu casse-cou et le
cadeau était sur la table devant lui. Il nous a montré la
goupille, par terre comme la poignée d’une porte et nous a dit:
“Regardez, ce que je viens de trouver en classe”. C’était une grenade
verte, quadrillée, un peu rouillée, une défensive,
nous a-t-on dit par la suite; elle cause donc beaucoup plus de dégâts.
On a joué avec et de nombreux étudiants l’ont vue. On a cru
à une farce. Seule une fille a dit: Et si elle était vraie?
Non, a répondu David; d’ailleurs, elle est dégoupillée
et je l’ai vidée de sa poudre; elle ne peut exploser”.
![]() montrant les débris de la bombe. |
![]() vers sa dernière demeure. |
ON N’A PAS CONNU LA GUERRE
Comment n’avez vous pas alerté les autorités ou la direction
devant un corps étranger?
“Vous ne pouvez pas vous mettre à notre place, vous non plus.
La guerre, nous ne l’avons pas connue; ces choses nous ne les avons pas
vues avant et ces accidents ne sont pas courants de nos jours. Quand vous
arrivez tôt le matin au cours et que vous trouvez un emballage cadeau,
vous ne pensez pas à mal”.
“Ce qui nous a sauvés, poursuivent-ils, c’est que notre professeur
qui a un bras dans le plâtre, a accepté de nous libérer
cinq minutes à l’avance sur notre insistance de le délivrer
des dernières minutes du cours. Nous sommes presque tous sortis
vers 9h45-9h50. Cinq minutes, plus tard, la grenade explosait”.
Un autre reprend: “Il serait fou de dire que David a apporté
la grenade en classe. Ils ont voulu le dépeindre comme un terroriste
ou un détraqué mental. Avouez que c’est dur de l’être
quand on a réussi le concours d’entrée à l’ESIB. Puis,
pourquoi refuser l’évidence: des attentats, il y en a eu beaucoup:
celui de l’église de Zouk, le massacre des magistrats à Saïda;
pourquoi pas l’ESIB?”
AUX SOINS INTENSIFS
Alain Khalifé est aux soins intensifs; ses parents et amis,
plus de cinquante personnes, attendent atterrés aux urgences qu’on
vienne leur annoncer la fin du coma profond dans lequel l’a plongé
son atteinte à la tête. Il est grièvement blessé
et sa famille ne veut et ne peut parler à personne.
Carla Khoueiry est à l’hôpital du Sacré Cœur. Elle
est atteinte d’un éclat au poumon près du cœur à 14
mm à peine de l’organe vital. Mais son père répond:
“Elle va bien, heureusement; elle va s’en tirer. Nous espérons que
tout ira bien.”
LES FUNÉRAILLES DE DAVID AJALTOUNI
Il a payé trop cher le prix de son inconscience juvénile
et de son ignorance. Mais pourquoi la mort a-t-elle été à
sa rencontre à l’ESIB, là où on est censé apprendre
à affronter la vie?
Une foule sans nombre envahit le quartier de l’église Mar Nohra
à Furn el-Chebback. L’église est pleine de monde. Impressionnants,
les arrangements de fleurs et de tulle, surmontés d’une bougie,
sur chaque banc. “C’est comme si c’était son mariage”, dit l’une
de ses amies.
Consternation et fureur sur tous les visages et dans les propos qu’on
entend: “Inacceptable, ce qu’ont dit les journaux! La famille n’en a pas
eu assez pour qu’on perquisitionne, en plus la maison?
L’oraison funèbre est prononcée par le R.P. Nagib Baaklini,
supérieur de l’Institut des Antonins de Baabda: “David était
l’un des plus intelligents de sa classe, toujours parmi les premiers, leader
sportif, enfant sain même si turbulent”...
Les visages sont inondés de larmes. Tous, sans exception. Le
parvis de l’église est jonché de silhouettes d’adolescents
en noir, éprouvés, une expression de dégoût
et de profonde tristesse dans le regard.
M. Maroun Asmar, doyen de l’ESIB, reçoit les condoléances
avec la famille du disparu. Un défilé interminable de visages
éplorés qui craquent devant le père anéanti
de douleur et la mère effondrée. Comment a-t-il réagi
face aux accusations portées contre son fils? Nouhad Ajaltouni répond:
“Bien sûr que c’est faux, dit-il en larmes. Nous en reparlerons,
mais laissez-nous le temps d’enterrer nos morts”. Un parent ajoute: “Il
y a, d’ailleurs, contradiction dans les déclarations des officiels”.
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