DRAME À L’ESIB
INSOUCIANCE JUVÉNILE OU ATTENTAT PRÉMÉDITÉ?

Mardi 11 avril, 9h50: une grenade explose en classe de première année de Génie à l’ESIB, faisant un mort, David Ajaltouni
et six blessés: Hani Obeid, Alain Khalifé, Carla Doumit, Darine Bejjani, Chadi Naufal et Clara Khoueiry.

Encore des jeunes qui paient le prix de la violence, de la négligence ou de l’inconscience? Cela est, peut-être, égal pour les parents de David qui les quitte trop tôt, à l’âge de 19 ans et pour les parents des blessés encore sous le choc. Mais les “copains” eux sont révoltés: “Qu’on n’aille surtout pas raconter que David a apporté la grenade en classe. Ce serait archi-faux. David l’a trouvée emballée dans du papier cadeau et déposée dans un “mug” sur l’un des pupitres. Nous l’avons tous vue, cette grenade; nous sommes dans sa classe et assis près de lui. David n’est ni un terroriste, ni un détraqué mental, comme on a voulu nous le faire dire; il n’est pas non plus amoureux et n’a pas voulu se suicider par dépit”.
Qui “on”? “Certains enquêteurs”, répondent-ils en chœur, à l’hôpital où nous les avons rencontrés, se déplaçant d’un lit et d’un camarade à un autre. Ces enquêteurs imaginatifs et trop zélés, auraient-ils eu peur d’être confrontés à un complot fomenté par de jeunes universitaires
contre certaines factions existant sur le terrain? Cela expliquerait l’insistance à faire adopter la version “d’une grenade apportée en classe”, version qui a, d’ailleurs, donné lieu à deux perquisitions: l’une dans la maison paternelle du jeune disparu, l’autre au domicile de son meilleur ami, à la recherche d’autres armes, racontent les jeunes.
 
La victime David Ajaltouni.
Le blessé Hani Obeid à l’hôpital St-Georges.

LE FILM DU DRAME
Mais comment les choses se sont-elles passées?
Nous avons recherché la vérité auprès des hôpitaux où les blessés ont été admis.
Hani Obeid est à l’hôpital Saint-Georges: blessé au dos, au cou, au pouce et à l’annulaire droits et doit,subir une greffe de

la phalange. Avant d’être atteint, Hani ignorait l’existence même de la grenade en classe et ne s’était pas aperçu que David la manipulait. “Je n’ai rien vu, dit-il, j’avais le dos tourné; j’étais resté en classe attendant Alain Khalifé, (grièvement blessé), qui rangeait ses affaires, car on devait aller en cours de T.D. et je parlais avec Clara Khoueiry. Darine (Bejjani) s’approche; je la salue et, tout à coup, c’est la déflagration, j’ai le temps de voir l’éclair et le mur criblé d’éclats. Mon corps me brûle, mais je n’ai pas encore réalisé que je suis atteint”.
Ses parents me montrent ses blessures mais remercient le ciel: après tout, il est sauf!
Deux jeunes gens qui lui rendent visite répondent à ma question: “La grenade était dans du papier cadeau et placée dans un verre. On l’a vue vendredi après avoir défait le papier cadeau et on l’a laissée là; on l’a presque oubliée croyant à un joujou et nous avions été dans une autre classe pour un autre cours. Mardi, on l’a retrouvée. David a joué avec l’engin, mais il nous a dit que la grenade était dégoupillée, qu’il l’avait vidée de sa poudre et qu’elle ne risquait plus d’exploser. Il l’a roulée par terre, l’a tournée, retournée durant deux heures et rien n’est arrivé. Puis, vers 10 heures, elle a explosé, on était déjà en récréation”.
Les jeunes semblent tombés des nues. Personne, disent-ils, n’avait réalisé qu’il s’agissait d’une vraie grenade; les étudiants n’en avaient jamais vu. C’est pourquoi, ils n’ont même pas alerté les responsables universitaires; l’idée ne les a même pas effleurés. Dans une chambre à côté, Carla Doumit, gît sur son lit d’hôpital, endormie. Elle vient d’être opérée des deux mâchoires et du dos, son rein ayant été sauvé de justesse. On n’ose pas encore se prononcer quant au résultat; il est trop tôt. L’opération a duré 9 heures! Ses parents et quelques amis l’entourent, prostrés et quand on pousse la porte, on n’entend pas un mot: seul les yeux sont rivés sur elle.
Son père refuse de parler: “Nous n’avons rien à dire, nous ne savons rien et elle est incapable de parler”, dit-il. Il est terriblement ému et sa mère nous regarde presque sans comprendre, tant le choc est dur. Son père refuse, aussi, de la laisser photographier.
 
Darine Bejjani, l’une des blessés répondant 
aux questions des officiers des F.S.I.
Les derniers adieux d’une famille éplorée.

À L’HÔTEL-DIEU
Nous nous retrouvons à l’Hôtel-Dieu, où ont été acheminés les autres blessés: Darine Bejjani vient de quitter l’hôpital, ses blessures étant heureusement légères.
Chadi Naufal, blessé au visage et aux mains, ne veut plus ni parler ni se laisser photographier; sa mère l’excuse: “Il est tellement fatigué, tous ses camarades défilent; les enquêteurs, les journalistes; il est las de raconter les mêmes choses; et il a mal”. En effet, un grand pansement recouvre sa joue, sa chambre est pleine à craquer et quatre de ses camarades sont à son chevet. Je demande: “Cette grenade, comment est-elle tombée entre les mains de David”? Les jeunes gens parlent entre eux. “Elle n’a rien compris, la presse raconte n’importe quoi”. L’un d’eux s’approche: “Nous sommes prêts à tout vous raconter en détail, mais ni photos, ni noms. Nous sommes peut-être devenus paranoïaques, mais nous ne voulons pas être reconnus. Vous voulez la vérité, vous l’aurez, c’est la version que nous avons donnée aux autorités, mais nous ne croyons pas que votre revue la publiera”.
Ils sont révoltés, énervés. L’un d’eux ajoute: “N’allez surtout pas croire ce que racontent les journaux. David n’a pas apporté la grenade; il l’a trouvée en classe. C’est un garçon très bien, vous savez, intelligent et sympathique. Il n’a jamais eu de précédents. Nous le connaissons depuis l’école; nous étions ensemble à Jamhour. Mais il a le goût du risque, peut-être. Seulement, nous ignorions tous, même lui, je crois, qu’il s’agissait d’une vraie grenade. Parfois, on se fait des farces entre copains et nous croyions que c’en était une. David aussi. La preuve, il jouait avec la grenade en classe et même le professeur qui l’a vu faire n’a pas réalisé le danger. Il l’a regardé comme pour dire: David, as-tu fini de jouer?”

“COMME LA POIGNÉE D’UNE PORTE”
Comment savez-vous qu’elle était en classe?
“Nous l’avions vue depuis vendredi dans un emballage cadeau placée dans un grand gobelet, un “mug”, au fond de la classe et nous sommes 5 ou 6 à rester derrière. L’un de nous a entrouvert le paquet et a vu le bout de la grenade. Il a cru à une farce et l’a laissée. Ensuite, nous avons changé de local: un groupe en TD, un groupe au Labo... et nous ne sommes plus revenus vendredi. L’emballage est resté là samedi et dimanche. Lundi matin, nous sommes tous allés en classe d’informatique, car nous avions un examen. Puis, nous sommes rentrés chez nous. C’est donc mardi matin que nous avons réintégré notre classe. La grenade était toujours là”.
Comment? Le ménage n’a-t-il donc pas été fait?
“Si, rétorquent-ils, mais les personnes qui s’occupent du ménage avaient reçu des instructions de ne toucher à rien de ce qu’ils trouvaient en classe et de ne rien jeter ou bien ils seraient accusés de vol. Puis, la classe a deux portes: celle de devant par laquelle entrent les élèves et une autre par derrière. Quelqu’un aurait emprunté celle-ci pour déposer la grenade.”
Mardi matin, David qui a l’habitude d’arriver tôt, dépose ses effets en classe. Il découvre l’engin sur un pupitre. “Il ne peut l’avoir apportée avec lui, parce qu’il ne porte même pas de cartable, mais des pochettes fluo, disent ses copains, on voit ses papiers dedans et il ne peut rien cacher dans son jean ou ses habits serrés; c’est sûr.”
“Son problème est qu’il est curieux et un peu casse-cou et le cadeau était sur la table devant lui. Il nous a montré la goupille, par terre comme la poignée d’une porte et nous a dit: “Regardez, ce que je viens de trouver en classe”. C’était une grenade verte, quadrillée, un peu rouillée, une défensive, nous a-t-on dit par la suite; elle cause donc beaucoup plus de dégâts. On a joué avec et de nombreux étudiants l’ont vue. On a cru à une farce. Seule une fille a dit: Et si elle était vraie? Non, a répondu David; d’ailleurs, elle est dégoupillée et je l’ai vidée de sa poudre; elle ne peut exploser”.
 
Le doyen de l’ESIB, M. Maroun Asmar 
montrant les débris de la bombe.
David porté par ses amis 
vers sa dernière demeure.

ON N’A PAS CONNU LA GUERRE
Comment n’avez vous pas alerté les autorités ou la direction devant un corps étranger?
“Vous ne pouvez pas vous mettre à notre place, vous non plus. La guerre, nous ne l’avons pas connue; ces choses nous ne les avons pas vues avant et ces accidents ne sont pas courants de nos jours. Quand vous arrivez tôt le matin au cours et que vous trouvez un emballage cadeau, vous ne pensez pas à mal”.
“Ce qui nous a sauvés, poursuivent-ils, c’est que notre professeur qui a un bras dans le plâtre, a accepté de nous libérer cinq minutes à l’avance sur notre insistance de le délivrer des dernières minutes du cours. Nous sommes presque tous sortis vers 9h45-9h50. Cinq minutes, plus tard, la grenade explosait”.
Un autre reprend: “Il serait fou de dire que David a apporté la grenade en classe. Ils ont voulu le dépeindre comme un terroriste ou un détraqué mental. Avouez que c’est dur de l’être quand on a réussi le concours d’entrée à l’ESIB. Puis, pourquoi refuser l’évidence: des attentats, il y en a eu beaucoup: celui de l’église de Zouk, le massacre des magistrats à Saïda; pourquoi pas l’ESIB?”

AUX SOINS INTENSIFS
Alain Khalifé est aux soins intensifs; ses parents et amis, plus de cinquante personnes, attendent atterrés aux urgences qu’on vienne leur  annoncer la fin du coma profond dans lequel l’a plongé son atteinte à la tête. Il est grièvement blessé et sa famille ne veut et ne peut parler à personne.
Carla Khoueiry est à l’hôpital du Sacré Cœur. Elle est atteinte d’un éclat au poumon près du cœur à 14 mm à peine de l’organe vital. Mais son père répond: “Elle va bien, heureusement; elle va s’en tirer. Nous espérons que tout ira bien.”

LES FUNÉRAILLES DE DAVID AJALTOUNI
Il a payé trop cher le prix de son inconscience juvénile et de son ignorance. Mais pourquoi la mort a-t-elle été à sa rencontre à l’ESIB, là où on est censé apprendre à affronter la vie?
Une foule sans nombre envahit le quartier de l’église Mar Nohra à Furn el-Chebback. L’église est pleine de monde. Impressionnants, les arrangements de fleurs et de tulle, surmontés d’une bougie, sur chaque banc. “C’est comme si c’était son mariage”, dit l’une de ses amies.
Consternation et fureur sur tous les visages et dans les propos qu’on entend: “Inacceptable, ce qu’ont dit les journaux! La famille n’en a pas eu assez pour qu’on perquisitionne, en plus la maison?
L’oraison funèbre est prononcée par le R.P. Nagib Baaklini, supérieur de l’Institut des Antonins de Baabda: “David était l’un des plus intelligents de sa classe, toujours parmi les premiers, leader sportif, enfant sain même si turbulent”...
Les visages sont inondés de larmes. Tous, sans exception. Le parvis de l’église est jonché de silhouettes d’adolescents en noir, éprouvés, une expression de dégoût et de profonde tristesse dans le regard.
M. Maroun Asmar, doyen de l’ESIB, reçoit les condoléances avec la famille du disparu. Un défilé interminable de visages éplorés qui craquent devant le père anéanti de douleur et la mère effondrée. Comment a-t-il réagi face aux accusations portées contre son fils? Nouhad Ajaltouni répond: “Bien sûr que c’est faux, dit-il en larmes. Nous en reparlerons, mais laissez-nous le temps d’enterrer nos morts”. Un parent ajoute: “Il y a, d’ailleurs, contradiction dans les déclarations des officiels”.

***

En tout état de cause, on ne peut s’empêcher de s’interroger: comment la grenade a-t-elle atterri dans cette institution respectable? Le mystère reste entier... en attendant la fin de l’enquête.
NICOLE EL-KAREH

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