Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD
LE DIABLE PAR LA QUEUE
L’expression: comment allez-vous est anodine. Les non-raseurs répondent, en général, par: très bien merci. Mais prenez garde à ne pas poser ce genre de question au Liban. C’est explosif! D’abord, parce que nous n’allons ni bien ni mal; nous n’allons pas. Un point c’est tout. Ensuite, parce que nous risquons d’entraîner l’imprudent questionneur dans un tourbillon de problèmes, dont il ne sortira qu’avec une rupture d’anévrisme ou, dans le meilleur des cas, une dépression nerveuse.
En un mot comme en cent, nous ne savons plus nous-mêmes où se situe notre tête par rapport à nos pieds. Et à propos de pied, nous ne savons plus sur lequel danser, si tant est que la danse ait pu survivre dans un pays voué à la sinistrose, à part celle de la fameuse cigale - vous savez cette célèbre emprunteuse - qui “se trouva fort dépourvue”... etc...
Et dépourvus, nous le sommes jusqu’au dénuement. A en croire de récentes statistiques, 50% d’entre nous vivent - si on peut appeler cela vivre - au-dessous du seuil de la misère, 30% - sur la ligne de démarcation de la pauvreté - tirent le diable par la queue et 10% se débrouillent pour vivoter tant bien que mal et plutôt mal que bien. Reste 10% qui possèdent à eux seuls 90% du produit national, mais à quoi bon en parler. Ils nous sont aussi étrangers qu’une race interstellaire en vadrouille sur la Voie Lactée.
Revenons plutôt sur terre et parlons un peu de notre ministre des Finances qui n’est pas un Martien, lui. M. Corm nous a annoncé en présentant son budget, que le déficit, avec lui, sera ramené à 38% et je viens de lire qu’avec ou sans lui, ce déficit vient d’atteindre 52%. On nous a dit qu’il n’y aurait pas de nouveaux emprunts et nous continuons à emprunter à tour de bras. On nous a promis qu’il n’y aurait pas de nouveaux impôts et les taxes - celles qui touchent toutes les catégories de la population, surtout les plus défavorisés - s’abattent sur nous comme autant de matraques. Il ne nous manquait plus que la TVA que M. Corm  - Euréka! - vient de découvrir.
On nous houspille: c’est très vilain de geindre sans arrêt. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Reprenez-vous. Serrez-vous la ceinture. Pourquoi geignez-vous puisque nous sommes là? Nous geignons, justement, parce que vous êtes là. Quant à nous serrer la ceinture, nous l’aurions volontiers fait, si nous avions de quoi acheter une ceinture et s’il nous restait encore quelque chose à serrer.
Nous aurions pensé qu’on nous offrirait un lot de consolation en politique étrangère. Nenni. De ce côté-là, c’est le labyrinthe du Minotaure: on ne s’en sort d’un cul-de-sac que pour se laisser enfermer dans un autre et le fil d’Ariane est, aujourd’hui, entre les mains des Américains qui s’en servent pour tenter de nous transformer en réserve indienne, Clinton ayant décidé d’envoyer des enquêteurs sur place pour déterminer derrière laquelle des frontières citées par Barak nous avions la permission de nous cantonner.
Sur le plan de la politique intérieure, c’est la marée noire. Oui, bien sûr, nous avons une loi fondamentale que nous nous acharnons à tourner et à retourner dans tous les sens. En fait, dame Constitution ne semble se trouver là que pour être violée. On l’amende à tour de bras, sauf quand c’est nécessaire. On s’arrache des prérogatives - sur lesquelles d’ailleurs, elle garde le silence - à coups de communiqués virulents et à grands renforts de crêpage de chignons. Un haut fonctionnaire se lance dans des déclarations politiques qui seraient, dit-on, du ressort du chef du gouvernement. Pris ainsi à rebrousse-poil, le Premier ministre commence, d’abord, par se rebiffer pour battre ensuite prudemment en retraite. Que voulez-vous “prudence est mère de sûreté”, surtout qu’en l’occurrence, Sûreté semble destinée à jouer à la fois le rôle du père et de la mère.
Pour le reste, c’est au petit bonheur la chance. Ce que nous entreprenons, nous le faisons au jugé, à l’instar de cet infortuné soldat égyptien qui, ignorant le maniement des armes et obligé de tirer sur l’ennemi d’en face, supplie Dieu en appuyant les yeux fermés sur la gâchette: “Seigneur, faites que ça l’atteigne dans l’œil”!
On nous dit: mais prenez donc patience et faites avec. Nous voulons bien faire avec, mais avec quoi devons-nous le faire quand nous n’avons rien?
Nous n’avons que des querelles de clochers, des semblants d’élections, des empoignades à propos de prérogatives, des difficultés à marcher droit, habitués que nous sommes à tourner en rond. Nous avons, surtout, des problèmes qui paraissent inextricables. Nous avons la peur du vide et nous avons des factures de tous genres, encore des factures, toujours des factures...
Et ça, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Quand les événements se précipitent et que le tout nous tombe sur la tête en même temps, croyez-moi, on la sent passer. Mais rassurons-nous, bientôt nous ne sentirons plus rien. Car au train où vont les choses, nous ne serons plus là pour nous préoccuper des échéances. 

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