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Il aurait voulu vivre pour voir ses rêves se réaliser.
Raymond Eddé était un démocrate, un passionné
et un professionnel de la liberté jusqu’à l’infini. Il était
courageux et réaliste. En 1958, il a participé au “Cabinet
des Quatre” avec Rachid Karamé, Pierre Gemayel et Hussein Oueyni.
Fouad Chéhab était, alors, à la tête de l’Etat.
Le “Cabinet des Quatre” qui est apparu en ce temps, après la “contre-révolte”
pour lancer le slogan: “Ni vainqueur, ni vaincu”.
Un gouvernement avait été formé sous la présidence
de Rachid Karamé, un Cabinet de huit membres, si la mémoire
ne me trompe pas... La “contre-révolte” a emporté le gouvernement,
le premier gouvernement du régime qui a renversé le ministère
de Youssef Saouda... ce grand malchanceux... Il s’est empressé de
dissoudre la Chambre des députés dans les années trente,
un jour après y avoir accédé... Le “Cabinet des Quatre”
a cru que le seul fait de sa formation suffisait pour rétablir le
calme, partant de son illusion que le mal peut être extirpé
en pressant un bouton. Ou que le jeu armé au Liban est un des aspects
du folklore national. Il lui est apparu, avec l’affaire “At-Takmil”, que
le folklore sanglant est plus qu’un folklore.
Ce jour-là, Raymond Eddé, ministre de l’Intérieur,
s’est rendu au quartier d’At-Takmil et l’a arrêté lui-même.
Il y a eu, alors, la “loi Raymond Eddé”, la loi du 16 février
1959, privant le meurtrier, le crime mentionné dans l’article 547
du Code pénal, des circonstances atténuantes. Parce que Raymond
Eddé savait qu’aucune loi au monde ne pouvait être une “loi”;
une loi mondiale traitant les crises des peuples. Chaque peuple a une loi
faisant l’objet d’interaction avec sa situation sociale, culturelle, économique...
et, parfois, religieuse. “Vérité en-deçà, erreur
au-delà des Pyrénées”. Ainsi, a dit Blaise Pascal.
Raymond Eddé a rêvé à bien des choses...
Ce grand rêveur et ce grand réaliste. Comme s’il lui était
donné de joindre les deux contraires. L’un de ses rêves était
le secret bancaire, car il avait cru qu’avec ce secret, les Arabes s’interdiraient
de frapper Beyrouth devenue leur banque avec le secret.
Il a vécu avec la réalité pour la rejeter et former,
seul, un front de refus. Le jour où la démocratie s’exposait
au danger, il se considérait concerné et responsable. Et
le jour où la dignité de l’homme était violée,
il exposait sa personne pour pratiquer le refus. Car le courage, chez lui,
était une pratique et, l’éveil de la conscience, une épreuve.
Il a appris beaucoup de choses de son père, le courage en tête.
Il l’a vu le 20 janvier 1936 élu président de la République
avec une majorité de quinze voix, contre dix voix à son concurrent,
Béchara el-Khoury, dans une Chambre de vingt-cinq membres. Celle-ci
ayant ratifié la Constitution libanaise le 23 mai 1926. Il n’a pas
été surpris le jour où son frère Pierre a réussi
aux élections de 1951 contre Pierre Gemayel et d’entendre les gens
qui les avaient portés ensemble, scander: “Le moment est venu, ô
Raymond, d’occuper un siège seyant au Bey”.
Il n’a pas trouvé étrange non plus de voir Camille Chamoun
et les opposants dans la résidence d’Emile Eddé aux Arts
et Métiers pour entendre sa veuve leur dire: “En 1943, vous avez
contribué à fermer cette maison et vous contribuez, maintenant
à la rouvrir”.
Il avait la trempe d’un président et d’un chef, comme il avait
la trempe d’un homme d’Etat... On l’a blâmé d’être violent.
Et il l’était jusqu’à l’extrême, c’est vrai, car le
courage devient violence, le jour où il blesse les faits élémentaires
et préserve les principes. Et le courage, s’ils avaient su qu’ils
ont toujours besoin de son chevalier, ils auraient souhaité voir
ce chevalier mettre pied à terre! Ou ils l’auraient forcé
à le faire, parce qu’il était pour eux une planche de salut.
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C’était un parlementaire. Beaucoup plus qu’un député,
car tout député n’est pas forcément, un parlementaire.
Le jour où il a accédé au parlement, il a vu dans
les premiers rangs de grands tribuns tels Emile Lahoud, Bahije Takieddine
et a craint de les affronter, car il n’excellait pas dans la langue arabe.
Puis, il s’était ravisé en écoutant Jamal Abdel-Nasser
haranguer la foule en arabe populaire, le jour de la nationalisation du
canal de Suez. Il a repris courage et s’est exprimé dans la langue
du peuple. Le parlement l’a écouté et les gens ont su ce
qu’est Raymond Eddé: le dialogueur, le dialecticien, le législateur,
l’homme dont le cœur bat à l’unisson avec les problèmes du
peuple et de la nation.
Le jour où Emile Eddé est mort dans les premières
années de l’ère d’indépendance, le Bloc national a
élu un “amid” (leader). Aujourd’hui, le Bloc national est sans “amid”
et il lui est devenu difficile d’en avoir un autre. Parce que le “amid”
ne peut l’être que partant de la conviction qu’il peut assumer ses
charges et gagner la confiance du parti. Et le Bloc national, à
l’instar des autres partis libanais, est un parti ayant une instance connue.
Or, aucun parti n’a, jusqu’à ce jour, réussi dans le jeu
consistant à échanger les instances.
Le jour où a été créé le “Helf”
tripartite, il a su pourquoi il a été mis sur pied et réalisé
la portée de sa création. Nul ne sait s’il l’avait quitté
pour n’y avoir pas eu sa part ou pour n’avoir pas voulu s’aventurer dans
les voies ayant mené le Liban là où on sait! Il a
laissé le “Helf” à deux roues, comme il a dit, après
avoir été un tricycle.
Il s’est plié à un exil volontaire et est resté
conséquent avec lui-même, comme avec ses convictions, tenant
ouverts ses dossiers et ne soutenant la discussion, lui l’avocat fils d’avocat,
que le texte dans une main et les documents probatoires de l’autre.
Un grand est parti ayant consenti tous les sacrifices, si chers soient-ils,
en faveur du Liban.