UN GRAND QUI S’EST SACRIFIÉ EN FAVEUR DU LIBAN

J’ai mentionné son nom le jour où j’ai écrit sur Saëb Salam, parce que Raymond Eddé est cité parmi les grands hommes et les journées mémorables.
Il est l’un des rares à avoir eu une vision claire des événements, surtout au Liban-Sud. Il aurait voulu vivre pour voir le Sud revenir au Liban. Et pour voir davantage: le Liban de nouveau libre, indépendant et souverain. Pour constater, aussi, que ce qu’il avait dit en 1976 et répété en 1999, à savoir que le Liban viendrait à disparaître par sa partition au profit de ceux parmi les étrangers qui le convoitent et parmi les Libanais mineurs et indignes qui regardent la patrie à travers leur personne et leurs intérêts... Comme si le Liban était une société dont les actions seraient réparties entre leurs détenteurs... Il verrait, alors, que ses propos et ses prévisions étaient devenus, comme il le voulait, des paroles d’un passé révolu.
Il aurait souhaité vivre pour voir les Palestiniens réintégrer leur patrie et, partant, pour voir tomber le jeu de l’implantation. Pour voir comment sera lu le texte de la résolution 242, celle d’après la guerre du 5 juin 1976, après que la résolution 338 devint celle d’après la guerre du 6 octobre 1973, appelant à un cessez-le-feu entre la Syrie, l’Egypte et Israël.
Elle était importante, pour lui, la lecture de la 242... En quelle langue elle sera lue, même par ses rédacteurs? En langue française exigeant le retrait d’Israël “des territoires occupés”... tous “les territoires occupés”. Ou en langue anglaise, appelant au retrait  “d’une terre occupée”. Ce sont ses propos en 1991 qu’il a répétés lui-même en 1999.

***

Il aurait voulu vivre pour voir ses rêves se réaliser. Raymond Eddé était un démocrate, un passionné et un professionnel de la liberté jusqu’à l’infini. Il était courageux et réaliste. En 1958, il a participé au “Cabinet des Quatre” avec Rachid Karamé, Pierre Gemayel et Hussein Oueyni. Fouad Chéhab était, alors, à la tête de l’Etat. Le “Cabinet des Quatre” qui est apparu en ce temps, après la “contre-révolte” pour lancer le slogan: “Ni vainqueur, ni vaincu”.
Un gouvernement avait été formé sous la présidence de Rachid Karamé, un Cabinet de huit membres, si la mémoire ne me trompe pas... La “contre-révolte” a emporté le gouvernement, le premier gouvernement du régime qui a renversé le ministère de Youssef Saouda... ce grand malchanceux... Il s’est empressé de dissoudre la Chambre des députés dans les années trente, un jour après y avoir accédé... Le “Cabinet des Quatre” a cru que le seul fait de sa formation suffisait pour rétablir le calme, partant de son illusion que le mal peut être extirpé en pressant un bouton. Ou que le jeu armé au Liban est un des aspects du folklore national. Il lui est apparu, avec l’affaire “At-Takmil”, que le folklore sanglant est plus qu’un folklore.
Ce jour-là, Raymond Eddé, ministre de l’Intérieur, s’est rendu au quartier d’At-Takmil et l’a arrêté lui-même. Il y a eu, alors, la “loi Raymond Eddé”, la loi du 16 février 1959, privant le meurtrier, le crime mentionné dans l’article 547 du Code pénal, des circonstances atténuantes. Parce que Raymond Eddé savait qu’aucune loi au monde ne pouvait être une “loi”; une loi mondiale traitant les crises des peuples. Chaque peuple a une loi faisant l’objet d’interaction avec sa situation sociale, culturelle, économique... et, parfois, religieuse. “Vérité en-deçà, erreur au-delà des Pyrénées”. Ainsi, a dit Blaise Pascal.
Raymond Eddé a rêvé à bien des choses... Ce grand rêveur et ce grand réaliste. Comme s’il lui était donné de joindre les deux contraires. L’un de ses rêves était le secret bancaire, car il avait cru qu’avec ce secret, les Arabes s’interdiraient de frapper Beyrouth devenue leur banque avec le secret.
Il a vécu avec la réalité pour la rejeter et former, seul, un front de refus. Le jour où la démocratie s’exposait au danger, il se considérait concerné et responsable. Et le jour où la dignité de l’homme était violée, il exposait sa personne pour pratiquer le refus. Car le courage, chez lui, était une pratique et, l’éveil de la conscience, une épreuve.
Il a appris beaucoup de choses de son père, le courage en tête. Il l’a vu le 20 janvier 1936 élu président de la République avec une majorité de quinze voix, contre dix voix à son concurrent, Béchara el-Khoury, dans une Chambre de vingt-cinq membres. Celle-ci ayant ratifié la Constitution libanaise le 23 mai 1926. Il n’a pas été surpris le jour où son frère Pierre a réussi aux élections de 1951 contre Pierre Gemayel et d’entendre les gens qui les avaient portés ensemble, scander: “Le moment est venu, ô Raymond, d’occuper un siège seyant au Bey”.
Il n’a pas trouvé étrange non plus de voir Camille Chamoun et les opposants dans la résidence d’Emile Eddé aux Arts et Métiers pour entendre sa veuve leur dire: “En 1943, vous avez contribué à fermer cette maison et vous contribuez, maintenant à la rouvrir”.
Il avait la trempe d’un président et d’un chef, comme il avait la trempe d’un homme d’Etat... On l’a blâmé d’être violent. Et il l’était jusqu’à l’extrême, c’est vrai, car le courage devient violence, le jour où il blesse les faits élémentaires et préserve les principes. Et le courage, s’ils avaient su qu’ils ont toujours besoin de son chevalier, ils auraient souhaité voir ce chevalier mettre pied à terre! Ou ils l’auraient forcé à le faire, parce qu’il était pour eux une planche de salut.

***

C’était un parlementaire. Beaucoup plus qu’un député, car tout député n’est pas forcément, un parlementaire. Le jour où il a accédé au parlement, il a vu dans les premiers rangs de grands tribuns tels Emile Lahoud, Bahije Takieddine et a craint de les affronter, car il n’excellait pas dans la langue arabe. Puis, il s’était ravisé en écoutant Jamal Abdel-Nasser haranguer la foule en arabe populaire, le jour de la nationalisation du canal de Suez. Il a repris courage et s’est exprimé dans la langue du peuple. Le parlement l’a écouté et les gens ont su ce qu’est Raymond Eddé: le dialogueur, le dialecticien, le législateur, l’homme dont le cœur bat à l’unisson avec les problèmes du peuple et de la nation.
Le jour où Emile Eddé est mort dans les premières années de l’ère d’indépendance, le Bloc national a élu un “amid” (leader). Aujourd’hui, le Bloc national est sans “amid” et il lui est devenu difficile d’en avoir un autre. Parce que le “amid” ne peut l’être que partant de la conviction qu’il peut assumer ses charges et gagner la confiance du parti. Et le Bloc national, à l’instar des autres partis libanais, est un parti ayant une instance connue. Or, aucun parti n’a, jusqu’à ce jour, réussi dans le jeu consistant à échanger les instances.
Le jour où a été créé le “Helf” tripartite, il a su pourquoi il a été mis sur pied et réalisé la portée de sa création. Nul ne sait s’il l’avait quitté pour n’y avoir pas eu sa part ou pour n’avoir pas voulu s’aventurer dans les voies ayant mené le Liban là où on sait! Il a laissé le “Helf” à deux roues, comme il a dit, après avoir été un tricycle.
Il s’est plié à un exil volontaire et est resté conséquent avec lui-même, comme avec ses convictions, tenant ouverts ses dossiers et ne soutenant la discussion, lui l’avocat fils d’avocat, que le texte dans une main et les documents probatoires de l’autre.
Un grand est parti ayant consenti tous les sacrifices, si chers soient-ils, en faveur du Liban.

Par MELHEM KARAM

Home
Home