IL ÉTAIT LE SEUL | ||
Vivant,
on trouvait son exil commode, son absence confortable, son éloignement
rassurant. Il gênait les médiocres et les imbéciles.
On l’accusait d’être intransigeant jusqu’à la rigidité,
allergique au dialogue, brutal dans sa franchise, blessant et rancunier
dans ses jugements. Il agaçait les tourne-casaque et les spécialistes
du “faire avec”. On le taxait de rabâcheur irréaliste, travaillé
par des idées obsessionnelles et totalement coupé des réalités
libanaises. Il dérangeait les frileux aux petites ambitions.
Le temps faisant son œuvre, il n’était plus, même pour ses amis (ou du moins pour certains d’entre eux) qu’un exilé - volontaire, il est vrai - qu’on visitait un peu comme on se rend en pèlerinage, le cœur serré. Il n’avait plus de prise sur les événements et ses interventions se dissipaient comme un panache de fumée dans le vent. Alors pourquoi, en apprenant sa mort, avons-nous brusquement senti les murs de nos maisons se resserrer sur nous et nos toits s’envoler, nous laissant à découvert? Mort, on lui a tressé des couronnes de lauriers et découvert toutes les vertus. On a a dit qu’il était “la conscience du Liban”, “le dernier des géants”, celui qui avait préféré s’entêter dans l’exil, plutôt que de vivre sous l’occupation. On a parlé de sa générosité, de sa place dans l’Histoire, de sa haine des marchands du temple. Tout cela est vrai, mais pas tout à fait exact. C’est vrai qu’il fut la conscience du Liban, mais il fut surtout le dernier et le seul asile où s’était réfugiée la conscience d’un Liban plongé dans le coma. C’est vrai qu’il se refusait à rentrer au Liban, mais il ne voulait y revenir que lorsque le Liban serait revenu à lui-même. Oui, sa générosité était proverbiale, mais il était avare d’un seul grain de poussière de terre libanaise. Oui, il aura une place de choix dans nos manuels d’Histoire, mais il aura transcendé l’Histoire pour entrer dans la légende. Oui, il haïssait les marchands du temple et les faussaires du patriotisme, mais il savait aimer. Il a aimé sans réserve les siens, ses amis. Il nous a aimés jusqu’à la mort. Et ce n’est pas seulement par un phénomène biologique que lorsque son cerveau s’est arrêté de penser son cœur a continué à battre. Non, il n’était pas le dernier des géants, il était le seul, sans commune mesure de comparaison avec n’importe quel ordre de grandeur. Il était le seul... Le seul leader politique dans l’Histoire des hommes à avoir pris volontairement le chemin de l’exil, sacrifié sa vie personnelle, ses ambitions légitimes et son destin national pour ne pas renier ne serait-ce que l’ombre d’un principe. Un jour, au cours d’une interview, je me rappelle lui avoir demandé: “ - La présidence est à votre portée. Pourquoi n’essayez-vous pas d’être un peu plus souple?” Pour toute réponse, il m’avait raconté l’histoire de ce roi qui régnait sur un peuple misérable et qui, par crainte d’une révolution et voulant s’assurer la faveur publique, entreprit de puiser des pièces d’or dans ses coffres pour les jeter à la foule qui grondait aux portes de son palais. Tant et si bien que tous en eurent plein les poches. Tous, sauf un homme resté à l’écart, debout, immobile. Intrigué, le roi l’interpella: - Montre tes poches. L’homme retourna ses poches. Elles étaient vides. - Pourquoi donc n’as-tu rien ramassé?, interrogea le roi. - Parce que, répondit l’homme, il fallait se baisser”. Ce jour-là, je sus qu’il ne serait jamais président de la République. Mais cet homme que l’on croyait dur comme l’acier et solide comme le roc, portait en lui, comme une incurable blessure, l’angoisse de tout un peuple. Tourmenté tout au long du dernier quart de sa vie, il aurait pu faire siens ces mots de Saint Thomas d’Aquin: “Mon âme restera inquiète tant qu’elle ne reposera pas en vous, ô mon Dieu”. Elle y repose désormais et connaît, enfin, la sérénité de ceux qui savent. Raymond Eddé est parti après avoir fixé lui-même la date de son dernier rendez-vous. Il est parti emportant avec lui ce Liban qui fut le sien et le nôtre. Il s’en est allé nous laissant frustrés par ce qui est, en deuil de ce qui ne sera plus, orphelins de ce qui aurait pu être... |
![]() |