Raymond, lui, fit résolument bande à part. Tout à coup, dans le sillage de l’aigle, il prit son envol et manifesta très vite une percutante personnalité, acquit un style propre, mordant, implacable. Ce ne fut jamais l’homme des compromis: ses idées, il les défendait avec foi, avec énergie et détestait les demi-mesures. Enfant de ce pays où la politique est mieux qu’une institution nationale: un besoin, un instinct, une manière d’être, il sera politicien de tout son cœur et de toute son âme, jusqu’aux moindres fibres de son tempérament nerveux, sans cesse en mouvement, sans cesse en quête d’une idée à défendre, d’un ennemi à pourfendre.
***
Forte personnalité, fonceur, d’une loyauté à toute
épreuve, pas toujours diplomate mais d’un patriotisme sans faille,
il a rêvé sans arrêt de réconcilier musulmans
et chrétiens. Elu chef du Bloc national, député de
Byblos (Jbeil), au verbe cinglant, d’instinct il se révéla
homme d’Etat lorsqu’il devint après l’insurrection de 1958 ministre
du Cabinet de “salut public” dirigé par Rachid Karamé où
il s’occupa de l’Intérieur avec une poigne de fer, contribuant très
largement à sauver le Liban, grâce à des mesures salutaires
chaque fois qu’il fit partie du gouvernement et s’affirmant un dirigeant
incontournable pour le camp chrétien.
Toujours volontaire, lorsqu’il y avait un risque à prendre ou
des responsabilités difficiles à assumer, il avait la confiance
de Kamal Joumblatt, du général Fouad Chéhab, de Camille
Chamoun, de Yasser Arafat, de Ghassan Tuéni et de tant d’autres.
Par ses interventions discrètes, auprès des uns et des autres,
il a sauvé de nombreuses vies humaines, je puis en attester.
Les extrémistes des deux camps l’ont toujours détesté
et le contre-espionnage d’un pays arabe a essayé, à deux
ou trois reprises, de le faire assassiner, car il le jugeait trop gênant
avec ses proclamations sans concession. Les Israéliens le haïssaient,
également, ce qui était dans la logique des choses.
Un beau jour de 1976, ce chevalier sans peur et sans reproche, d’une
inaltérable jeunesse de cœur et d’esprit, en eut marre de tout:
de la politique à la petite semaine, de la gabegie générale,
des incohérences de la diplomatie orientale, des massacres insensés,
de la guerre civile sans issue. Il habita un appartement dans un grand
hôtel parisien, poursuivant, avec une opiniâtreté qui
impose le respect, une lutte que les cyniques estimaient dérisoire,
en faveur du droit, de la justice, de la liberté et même de
l’indépendance de son pays, valeurs démonétisées,
mais auxquelles il a cru profondément jusqu’à son dernier
souffle.
Si loin de chez lui, Raymond Eddé ne s’est pas fait oublier.
Pendant vingt-quatre ans. Inlassablement, il a reçu des milliers
de compatriotes de passage, hanté les chancelleries, interpellé
des ministres, multiplié les contacts, aidé des œuvres caritatives,
propagé des communiqués et donné des interviews sans
nombre. Car il était le “sage”, loyal et bienveillant qui ne transige
jamais sur les questions essentielles, celui qui a raison trop tôt,
le gêneur, l’empêcheur de tourner en rond. Cela veut dire,
aussi, qu’il représentait les rêves et les espoirs de tout
un peuple.
***
S’il n’y avait eu tant d’intérêts sordides, s’il n’y avait
eu la veulerie et la peur, il y a belle lurette qu’on l’aurait élu
président de la République. Il eût été
l’homme de la réconciliation nationale, le promoteur de la justice
sociale, le défenseur sans concession de la souveraineté
du pays... Mais comment des tueurs de la Droite et des margoulins de la
Gauche - alors tout-puissants - auraient-ils pu accepter pareil programme?
Il était clair depuis fort longtemps que Raymond Eddé
ne deviendrait jamais président de la République. Cet homme
bienveillant, ami merveilleux et fidèle (que je pleure, ce soir,
car il était mon frère), était né pour beaucoup
mieux que cela: pour servir son pays autant qu’il le pouvait, pour mettre
en pratique ses principes généreux, pour combattre la médiocrité,
l’injustice, la violence.
Le paladin du Liban s’en est allé, ces jours-ci, sans avoir
pu concrétiser ses rêves, mener son peuple vers plus de bien-être,
de respect de lui-même, d’idéal à la fois patriotique
et révolutionnaire. Mais il incarnait la conscience de toute une
nation et son nom restera. Près de la mer des légendes, des
religions révélées et du berceau des grandes civilisations,
non loin des cèdres millénaires et des montagnes bibliques,
on le citera comme exemple. Au fur et à mesure qu’il s’éloignera
pour jamais vers l’horizon de l’Histoire, sa stature grandira, son souvenir
s’embellira. Et cette auréole d’ami du pauvre, de patriote ivre
de liberté, d’amoureux de la paix et de combattant acharné
pour la défense des droits de l’homme, celle-là, au moins,
personne ne pourra la lui voler.