Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD
DÉSORMAIS, IL APPARTIENT À L’HISTOIRE
"Dieu seul est grand, mes frères...” L’oraison funèbre de Louis XIV, prononcée par Masillon, représentera toujours une mise au point pour tous ceux qui se sont, soit par la naissance, soit à la force du poignet, élevés au-dessus du reste des hommes.
Hafez Assad fut de ceux-là, ceux qui parvenus sur le faîte (pour paraphraser Corneille) n’ont jamais aspiré à en descendre avant que la mort, seule démocratie égalitaire, les ramène à l’unique destin commun de tous les êtres humains.
Cela n’empêche, cependant, que la carrière du président défunt fut exceptionnelle et son personnage hors du commun. Au cours de ses trente ans de règne (car il s’agissait d’un véritable règne jusque dans sa succession), il transforma le paysage politique de la région et bouleversa, d’une façon radicale, les données sur lesquelles reposait une Syrie traditionnelle, un pays de second plan dont la voix ne s’éleva jamais assez haut pour être entendue.
Sa formidable personnalité, sa patience inusable, son sens politique aiguisé qui lui valut le surnom de “Bismarck arabe”, avaient fait de lui un interlocuteur incontournable pour le reste de la planète. C’est lui qui plaça la Syrie au centre de l’échiquier régional, voire international et c’est grâce à lui que fut inventée la formule: “Pas de guerre sans l’Egypte, pas de paix sans la Syrie”.
Et surtout et avant tout, il fit d’une Syrie, soumise pendant plus d’un quart de siècle, à une explosion en chaîne de coups d’Etat - cette Syrie des années 50 dont un diplomate disait: “Celui des officiers qui se levait le premier de son lit s’arrogeait le droit de s’emparer du pouvoir” - un îlot remarquable de stabilité dans une région théâtre de tous les bouleversements. Cela lui valut le respect de tous à l’intérieur comme à l’extérieur de son pays.
Kissinger - il avouait lui-même qu’il avait un faible pour lui - disait qu’il avait le sens de l’humour et qu’à la faveur de cet humour, il réussissait à glisser des messages non dépourvus d’une certaine brutalité. Ainsi, il lui avait déclaré au cours de l’une de leurs entrevues: “Vous autres Américains avez trahi vos amis au Vietnam, au Liban, en Iran. J’attendrai que vous trahissiez ceux d’Israël”. A Warren Christopher - lorsqu’il ne voulait ni discuter, ni céder - il infligeait - riant probablement sous cape - des cours d’Histoire qui duraient six heures d’horloge et dont l’infortuné secrétaire d’Etat, qui était arrivé pâle et perplexe, en sortait exsangue et complètement égaré.
Frère dans l’arabisme et par le voisinage, il le fut sans doute pour les Libanais. Mais un grand frère qui, disait-il, détenait son droit d’aînesse de l’Histoire et de la géographie, ce qui lui permettait d’étendre son emprise sur le moindre geste politique du petit frère. Pour les uns, ce fut un bienfait des dieux; pour d’autres, ce ne fut pas vraiment la joie. En fait, les avis étaient partagés entre ceux qui voyaient en lui le seul havre de paix et de sécurité et ceux qui supportaient mal une présence dont on ne voyait pas la fin et qui devenait ainsi pesante.
La Syrie de Assad en était-elle seule responsable? Certainement pas. Un diplomate syrien confiait un jour à un homologue libanais: “Ce sont les Libanais qui ont poussé les Syriens à se mêler de leurs affaires”... C’est exact. Il n’y a qu’à se rappeler - ou à voir - ceux des nôtres qui se bousculaient dans les antichambres syriennes et embouteillaient la route de Damas et ceux qui préféraient mourir plutôt que de demander le redéploiement d’un seul soldat syrien.
Hafez Assad n’est plus. Il est parti emportant avec lui un énorme bagage de trente ans de règne qui seront passés au peigne fin par Celui qui l’a rappelé à Lui.
Il ne nous sied pas - vu notre part de responsabilité et les erreurs incalculables que nous avons commises - d’être à la fois juge et partie. Il reste que l’homme avait la stature de ceux qui font l’Histoire. Il revient donc à l’Histoire de se prononcer. 

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