tribune
UN DÉBAT D’IMAGES
Vous connaissez la fameuse chanson: “Tout va très bien, madame la marquise... votre cheval est mort... votre écurie a brûlé dans l’incendie de votre château... Mais à part ça...” etc.
C’était ainsi que se traduisait l’ambiance des années trente jusqu’à la catastrophe mondiale de 1939. Tous les airs à la mode à cette époque participaient de la même joyeuse légèreté. Il ne fallait pas “s’en faire... Les p’tites misères sont passagères”, tel était le thème général. Certains ont prétendu y déceler un mot d’ordre donné par le parti au Pouvoir aux amuseurs publics. Mais il ne faut rien exagérer. On peut se contenter de l’explication la plus simple: cette inconscience correspondait à l’esprit du temps, aux “congés payés”, nouvellement institués et à cette habitude bien parisienne de tout finir en chanson.

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Ces réflexions me sont venues en parcourant les rues de la ville. Ses murs commencent à être tapissés de portraits. Dans des poses avantageuses, les uns souriants, les autres terriblement sérieux, les candidats aux prochaines élections législatives nous signalent ainsi leur existence. Tout va très bien, vous allez voter. Pour qui? Pour quoi?
Tous ces personnages qui ambitionnent de devenir nos “élus” n’ont besoin de rien dire. Il leur suffit de se montrer.
Et ils sont là et bien là, de plus en plus en couleurs, de moins en moins en noir et blanc. D’une élection à l’autre, l’art graphique a, en effet, fait des progrès.
C’est le seul, du moins dans le domaine électoral.
Mais qui sont ces belles têtes qui s’impriment ainsi sur les murs de la ville? Ils ont, certes, un nom bien calligraphié que vous pouvez toujours essayer de retenir. Ils y ajoutent parfois un titre professionnel: avocat, ingénieur, médecin... allez savoir! Cela est, en tout cas, censé nous suffire pour fixer notre choix, lorsque l’heure sonnera d’aller aux urnes, sur le portrait qui nous a le plus séduit. Il n’y a pas encore de figures de femme, en tout cas pas dans la capitale parce que là, l’hérédité ne joue pas et c’est bien triste; mais cela viendra peut-être.
Il y a, bien sûr, quelques-uns qui n’ont nul besoin de nous dire qui ils sont et ce qu’ils proposent. Ceux-là ont déjà occupé une fonction publique et participé au pouvoir: président du Conseil ou ancien ministre ou simplement orateur parlementaire, particulièrement, visible tout au long de la législature finissante. Ceux-là bénéficient d’un très grand portrait à l’huile plus ou moins bien réussi et suspendu bien haut sur une façade d’immeuble-tour. Ils dominent le tout-venant, dont les portraits sur papier glacé peuplent les murs et destinés à disparaître le jour de la clôture des candidatures, faute d’avoir pu se glisser dans une liste bien parrainée. Mais peut-être auront-ils la consolation de savoir que leurs voisins de quartiers se souviendront toujours de leur nom et qu’ils ont été, l’espace d’une campagne, quelque chose sans pouvoir devenir quelqu’un.
Les portraits à l’huile signalent une carrière politique déjà connue. Les autres ne disent rien du tout.
Le portrait à l’huile tient lieu de programme. Il représente un homme qui a déjà exercé le pouvoir. Son passé parle donc pour lui. Quant à ce qu’il propose pour l’avenir, il nous le dira peut-être un peu plus tard, quand viendra l’heure des meetings populaires et des discours de circonstance. Mais alors, là encore, c’est l’image qui s’imposera et non pas la parole. Celle-ci se perdra dans le bruit des ovations et des applaudissements et l’on ne retiendra que l’image de l’orateur porté sur les épaules.
A partir de là, celui qui fera le plus de bruit et remplira le mieux les écrans de télévision, ramassera le plus de bulletins. Ce sera l’Elu.

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Le contraste entre ce tintamarre qui tient lieu de politique et les problèmes de tous ordres auxquels fait face le pays est ce qu’il y a de plus frappant en ce moment.
La crise économique, les difficultés financières de l’Etat, l’émigration des jeunes, la reconstruction du Liban-Sud, la sécurité aux frontières face à une armée ennemie gardant le doigt sur la gâchette pendant qu’une population émotive vient la provoquer à coups de pierre, l’ambiguïté des rapports de l’Etat avec l’ONU, tout cela qui est censé faire l’objet d’une réflexion collective, de prises de position raisonnée, d’un dialogue entre le citoyen et ceux qui sollicitent ses suffrages, est complètement occulté au profit d’un discours officiel triomphaliste, dont on ne voit plus très bien le sens. Mais il y a les images; des messages muets.
Nous nous complaisons dans le “non-dit”; car dire, c’est s’engager et qui serait assez fou pour prendre un engagement, alors que personne ne dispose des structures qui lui permettraient d’en tenir un?
De toute façon, nous savons bien que personne ne demande jamais des comptes à personne. Dès lors, voter n’est pas juger, mais témoigner d’une fidélité à un clan, à une personne. Nous pratiquons ainsi le système démocratique le plus sage du monde. Il est fondé sur un rapport spontané de confiance entre le peuple et ceux qui sont censés le représenter.
Les acteurs de cette vie politique primaire n’ont pas besoin d’afficher leurs opinions, il leur suffit de s’afficher eux-mêmes.
Chantez donc “tout va très bien” et vous garderez au moins votre bonne humeur. Que la maison brûle, on la reconstruira. 


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