Vous
avez vu l’exposition des portraits dans les rues et sur les grandes routes.
Vous avez lu dans les journaux, vu et entendu les candidats à la
télévision et sur les ondes des radios. Vous avez suivi les
polémiques et frémi aux échanges d’accusations. Vous
vous êtes donc fait une opinion. Est-ce que vous irez voter?
Ou est-ce que vous éprouvez déjà, avec S.B. le
patriarche maronite, un sentiment de répulsion?
Il faut voter pour faire fonctionner le système démocratique,
nous conseille le chef du gouvernement et beaucoup d’autres avec lui. Rien
n’est plus conforme, en effet, à la doctrine du régime parlementaire
sous lequel nous vivons.
Or, depuis 1943 (pour ne pas remonter à des époques plus
douteuses) nous allons régulièrement aux urnes, nous nous
acquittons sagement (plus ou moins) de notre devoir civique d’électeur.
Nous contribuons donc, en théorie, au fonctionnement de ce système
démocratique.
Est-ce que ce système fonctionne réellement?
Le chef du gouvernement, qui nous incite à voter, nous répète
depuis quelque temps, que nous avons beaucoup de liberté mais peu
de démocratie.
Alors?... Qu’est-ce que nous faisons en allant voter? Nous portons
à l’Assemblée nationale des hommes qui ne sont pas aptes
à nous garantir le bon fonctionnement du système démocratique?
***
Ce qui caractérise le régime de démocratie parlementaire
dont nous sommes dotés, ce n’est pas comme on le croit, le vote
des électeurs pour se choisir des députés. On peut
citer de nombreux pays (arabes, notamment) dotés de régime
de dictature, de pouvoir personnel et qui possèdent pourtant des
Assemblées élues.
L’élection n’est qu’un élément du système.
Ce qui caractérise la démocratie parlementaire, c’est le
pouvoir de contrôle des députés sur l’Exécutif.
Nos députés exercent-ils ce contrôle?
En nous incitant à faire notre devoir civique, font-ils le leur?
Depuis qu’il y a un parlement au Liban, est-ce qu’on a jamais vu l’Assemblée
retirer sa confiance à un gouvernement après avoir consacré
deux ou trois séances consécutives à s’acharner sur
sa gestion?
La critique du pouvoir est exercée sans limite, mais elle n’est
jamais suivie de la sanction qui serait logique dans un système
parlementaire.
Les échanges d’accusations se ramènent à une sorte
de jeu auquel personne ne croit. Elles ne tirent pas à conséquence.
Le débat parlementaire, si violent soit-il, est une sorte de mise
en scène, un théâtre où les rôles sont
interchangeables.
L’erreur assez fréquente consiste à juger ce système
selon les critères des théories parlementaires développées
dans l’Europe occidentale depuis des siècles, alors que, dans la
pratique, nous les adaptons à des mœurs politiques d’origine tribale.
Dans ce cadre, les liens de famille et de clan, les obligations de voisinage
sont plus importants et plus décisifs que la théorie constitutionnelle.
Ici, on est député, on est ministre non pas pour appliquer
un programme ou pour soutenir une doctrine, mais parce qu’on appartient
à telle famille, à tel clan, à telle confession, à
tel village. A un tel personnage, on ne demande pas d’agir pour venir ensuite
le juger sur son action; on ne lui demande que d’être présent,
d’assumer un devoir de représentation, un héritage qui dépasse
sa personne et ses idées (s’il en a) et ne concerne que son clan.
On peut penser que ce système est plus humain et s’en accommoder
à coups de compromis et de compromissions. L’ennui est que, dans
cette incapacité à observer strictement les règles
et l’esprit d’un régime rigoureux de constitution parlementaire,
on se trouve souvent démuni quand une crise survient. Les procédures
sont bloquées par des facteurs d’ordre personnel ou confessionnel.
On l’a vu souvent dans notre histoire des cinquante dernières années.
A défaut de solution d’arbitrage dans le cadre parlementaire, c’est
dans la rue que le débat est transposé.
C’est normal: quand la crise n’est pas dénouée dans le
cadre des institutions, c’est la rue qui s’en empare.
***
Irons-nous donc voter?
A tout bien considérer, oui!
Par une sorte d’optimisme irraisonné.
Pour qui?
Pour les candidats qui possèdent une conception lucide et rigoureuse
du fonctionnement des institutions. Pour ceux qui sont sensibles aux véritables
besoins du pays. Pour ceux qui ont une vision claire de l’intérêt
national et qui sont capables de lui donner la priorité...
Voilà ce qu’on appelle des vœux pieux et de bons sentiments.
Mais hélas! on ne fait pas de bonne politique avec de bons sentiments.
En réalité, il faut bien l’admettre, c’est sans illusion
et avec un scepticisme total que nous suivons cette bataille électorale.
Les seuls protagonistes dont la candidature semble avoir une signification
sont, peut-être, Hoss-Hariri à Beyrouth et Nassib Lahoud-Michel
Murr dans le Metn.
Selon une coutume bien établie, il n’est pas impossible que
tous les quatre se retrouvent réunis sous la coupole pour y vider
leurs querelles. Encore faudrait-il les y porter. Il faudra donc voter
tout de même.
Et vogue la galère! |
 |