Bloc - Notes

Par ALINE LAHOUD
LA RENTRÉE, À QUEL PRIX?
Il fut un temps - peut-être dans une autre vie - où pères et mères de famille pouvaient entendre prononcer les mots de “rentrée scolaire” sans sombrer dans la dépression nerveuse. Ce temps, s’il existât jamais, semble, hélas! bien révolu.
M. Haddad, lui, risque à tout moment, une thrombose coronaire. Qui est M. Haddad? C’est le monsieur Dupont du Liban. Un Libanais moyen aux prises avec le cauchemar de la rentrée. Directeur dans une entreprise de commerce, il touche 1250 dollars par mois. Il a trois enfants à envoyer à l’école. Sa fille aînée passe en terminale non sans grincement. Son cadet doit se soumettre à un examen de passage pour s’expliquer sur un zéro en mathématiques décroché en juin. Le benjamin doublera sûrement sa 6ème, s’il ne se décide pas à ramener à des notions plus orthodoxes sa vision personnelle de l’orthographe.
Ses comptes, il les a faits et refaits cent fois... Sous l’avalanche des chiffres, il se demande si son fils cadet n’a pas eu raison, après tout, d’avoir zéro en mathématiques. Le pauvre homme admet volontiers, malgré sa détresse, qu’un écolier a besoin de cahiers, stylos, compas, équerre, etc... Mais il se demande s’il faut vraiment que les professeurs d’une même classe - dans la même école - ne soient jamais d’accord sur la marque, la qualité, la quantité et la forme de ces fournitures.
Il veut bien admettre, aussi, à son corps défendant, qu’une règle d’architecte soit absolument nécessaire à l’épanouissement intellectuel d’un élève de 6ème. Il veut bien admettre que la gomme qui sert à effacer une faute d’orthographe soit indigne d’effacer le triangle isocèle du professeur de géométrie. Il veut bien admettre qu’une candidate au brevet élémentaire use plus de kilos de papier que le secrétariat général des Nations Unies et que le stylo qui retrace les mille et une tragédies de l’occupation ottomane ne puisse rendre toute la poésie d’un vers de Verlaine.
Mais ce qu’il a de peine à accepter, c’est la course échevelée à laquelle il se livre, lui et sa femme, pour trouver, dans les librairies, les livres exigés par l’école. Ainsi, certains livres décrétés obligatoires par le ministère de l’Education nationale ne sont pas encore mis en vente. Pourquoi? Parce que les responsables n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les prix à fixer ou n’ont pas le temps de penser à de telles bagatelles. On pourra, par exemple, trouver LA VIE ÉCONOMIQUE (classe de 1ère), mais pas LA VIE SOCIALE qui doit, obligatoirement, l’accompagner. Autre exemple: rien à faire pour mettre la main (en 6ème) sur les cahiers d’application pratique nécessaires pour les exercices de règles grammaticales et de lecture.
Quant à la deuxième langue (l’espagnol, en l’occurrence), les livres demandés, à savoir: CUMBRE NIVEL INICIAL, CUADERNO DE EJERCICIAS, CONJUGAR ES FACIL, UN ERTE VALENCIAL, n’existent tout simplement pas. Autrement dit, les élèves, rentrés depuis le 15 septembre, ont rejoint leurs classes sans la moitié de leurs livres.
Cela sans compter que, chaque année, par un malin plaisir, dirait-on et sans se soucier le moins du monde des revenus réduits à leur plus simple expression de la majorité écrasante des parents, les écoles changent de livres, exigent les éditions 2000, évidemment beaucoup plus chères, de telle sorte que les frères et sœurs plus âgés ne puissent repasser leurs propres manuels à leurs cadets. Mais le fin du superfin demeure les scolarités qui se livrent, d’année en année, à un véritable alpinisme pour culminer à des sommets propres à donner des palpitations aux cœurs les mieux accrochés.
Et si ce n’était que ça! Il y a, surtout, pour beaucoup l’insoluble problème de trouver une place dans une école. Il n’est pas nécessaire d’évoquer le cas des écoles privées.
D’ailleurs, l’admission dans ces institutions n’est pas un problème, c’est plutôt un phénomène médico-social sur lequel ne manqueront pas de se pencher, un jour, cardiologues et psychiatres. Sans compter les théologiens qui seraient mieux inspirés de réviser leur opinion quant aux riches admis ou non dans le royaume des cieux.
Qu’il s’agisse des parents d’un doublant ou de ceux qui n’ont plus les moyens de payer une école privée et tentent leur chance dans une école publique, tous se heurtent au même refus: allez voir ailleurs! Ainsi, cette année, plus de 200.000 élèves, des générations qui auront un jour à prendre en main les destinées du pays, se trouvent privés d’instruction. Il est vrai que l’analphabétisme n’a jamais empêché personne de devenir député ou ministre, mais à l’ère des explorations cosmiques où vivront ces enfants, ce serait tout de même gênant de n’avoir pas son brevet élémentaire.
A qui la faute? Aux Phéniciens, bien sûr! S’ils s’étaient mêlés de leurs murex au lieu d’aller inventer l’alphabet, nous n’aurions pas aujourd’hui sur les bras un quart de million d’enfants en passe de devenir analphabètes. 

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