Editorial



Par MELHEM KARAM 

UNE ENTITÉ ÉVOLUANT VERS LE DEVENIR?

Qui a parlé du faiseur de députés? Puisse-t-il apparaître sur les gens pour qu’ils lui disent à quel point il est superficiel et puéril. Car qui parle du faiseur de députés, parle en même temps de députés liges. C’est une histoire effroyable et honteuse. Parce que le député est redevable de son mandat à la volonté populaire. Il est l’élu du peuple. A l’instar d’une statue à l’effigie de n’importe quelle personne, dont l’érection dépend de l’approbation des gens qui contribuent aux frais de sa confection. Sinon n’importe qui pourrait ériger un monument à son père.
Le député est fait par les gens, parce que le mandat qu’il détient émane d’eux; par ce mandat, il devient leur représentant, s’exprimant et légiférant en leur nom. Le 1er mai 1953, lors d’un meeting du parti socialiste progressiste à Manara, au moment où un litige opposait Camille Chamoun déjà président de la République à son ancien allié Kamal Joumblatt, litige qui s’est répercuté sur la visite du prince héritier Séoud Ben Abdel-Aziz. Nous n’entrons pas dans les détails, parce qu’ils rouvrent les plaies, alors que nous devons œuvrer en vue de les cicatriser.
Kamal Joumblatt a rencontré le prince visiteur dans la résidence d’un sien cousin, Najib bey Joumblatt à Beyrouth. Il lui adresse le verbe suivant: Nous avons dit à un homme qu’il soit et il fut; à un autre de disparaître et il a disparu.
Au meeting de Manara, cheikh Abdallah Alayli avait dit: “Ce régime a voulu travailler, mais il en a été empêché; savez-vous pourquoi? Parce qu’ils redoutent l’éveil des peuples. Je vous citerai un exemple. Un homme de chez nous a dit à un autre: Vous avez été créé par le peuple, le jour où il vous a ordonné d’être. Des vagues de protestation se sont produites. Tout doux, messieurs, si le député n’est pas la création du peuple, qui d’autre peut l’avoir créé?
Le député est la création du peuple; et, par là-même, chaque député devrait se demander si les suffrages qui lui ont été accordés l’investissent d’un mandat complet... ou si son mandat est complété par les donateurs!
Dans tous les pays, les voix sont accordées au parti. Du moins, dans les pays organisés. Une fois, en France, ce fut le contraire, avec Pierre Poujade. Qui s’en souvient encore? Poujade a réussi face au Pouvoir qui, pour prélever l’impôt, pratiquait les exactions contre les déshérités. Mais Pierre Poujade fut un phénomène ayant vécu ce que vivent les roses...
Que chaque député dresse son propre bilan et s’interroge sur ce qu’il aurait pu obtenir s’il avait posé sa candidature à titre individuel. Et que chaque chef de liste, pour ne pas dire le faiseur de députés, refasse ses comptes et déduit que les gens ne lui ont pas accordé leurs suffrages pour lui-même, mais parce que maints facteurs en ont fait un chef de liste; les exceptions sont minimes, notamment celle de personne dont le nom figure dans la “dévolution du legs national”.
Ces paroles doivent être dites aujourd’hui et non demain… Avant que la mainmise soit faite sur la loi électorale, pour la façonner à la dimension du temps durant lequel elle est élaborée. Que la loi soit mise au point, aujourd’hui, parce qu’aujourd’hui, elle pourrait être affranchie, ne serait-ce que relativement, du petit intérêt et des lacunes. Aujourd’hui, la réconciliation marche avec difficulté, dans la voie qui s’est ouverte après avoir été fermée et scellée de manière à ne pouvoir pas être rouverte. 
Les gens se pardonnent, mais non les peuples. Aucune fois, les minorités n’ont pardonné, parce qu’elles n’oublient ni les revers, ni les victoires. Qui peut faire oublier aux Arméniens la persécution des Turcs? Et au Vietnam, les bombes de l’Amérique? Le Japon, après avoir cessé d’être le pays du Mikado, qui peut lui faire oublier les bombes de Hiroshima et de Nagasaki? Pourtant, Truman n’a fait exploser les deux bombes que pour arrêter la guerre, alors que dans son esprit, la poursuite des hostilités auraient causé plus de dégâts que les deux engins nucléaires. Qui peut faire oublier à Dresde, la ville allemande, capitale de la Saxe, les attaques des Alliés en 1945, durant tout une nuit? Au petit matin, ses cinq cent mille habitants n’étaient plus que deux cent mille! Qui peut faire oublier aux juifs les fours crématoires nazis, quoi que fasse l’Allemagne fédérale pour les dédommager, politiquement et financièrement et quoi qu’elle tente d’améliorer sa démocratie dans sa façon de traiter avec les fils d’Israël? Qui fera oublier aux Palestiniens les massacres, l’exode et l’humiliation que les juifs leur ont fait subir pour créer leur Etat en 1948? Et les Basques? La Tchétchénie, le Kosovo? Et le Liban, du Sud au Nord, en passant par le centre?
Les personnes oublient, mais non les peuples. L’Amérique ne s’est acquittée de ses dettes envers la France lors de la Guerre de Libération que le jour où le Général américain s’était amené à Paris: “Lafayette, nous voici!” Lafayette venant à la rescousse des soldats de George Washington avant qu’il soit l’un des instaurateurs de la monarchie de juillet.
Les gens oublient. N’est-ce pas ainsi chez nous? Ceux qui étaient reniés auprès de gens s’en sont le plus rapprochés par la suite. Comme si nous avions oublié 1943 et le slogan: “Vive le nationalisme, chrétien et musulman”, sans que cela ait pu prévenir les événements de 1958. Et ce qui s’était produit cette même année envers les “quatre” desquels était formé le second Cabinet Rachid Karamé, avec Hajj Hussein Oueyni, Pierre Gemayel et Raymond Eddé, succédant au Cabinet karamiste de huit membres qui a été emporté par la “contre-révolution”. On voulait signifier, alors, Youssef Saouda. Tout cela, ne l’oublions pas, n’a pas empêché les événements de 1973.
L’oubli est fondamental, nécessaire, faute de quoi, la division persiste et avec elle les destructions. Mais l’oubli doit être franc et réel. Il doit être une renonciation totale à tout ce qui a précédé. Le changement ne doit pas être circonstanciel, éphémère, rien qu’un fruit de considérations régionales et internationales.
Ce sont les paroles de la souveraineté, de la démocratie et de la liberté. Ce que nous accomplissons devant être un acte de foi, non soumis à une volonté autre que la nôtre, faut-il que nous restions de simples exécutants même devant les choses concernant nos destinées comme nous dans ce grand jeu, nous ne sommes pas seuls. Les capitales du monde sont des caravanes devant les sources du pétrole. Cela était attendu, car la boulimie entraîne la nécessité et l’appauvrissement. Depuis le début des années 80, ceci était dit dans un article de Jean d’Ormesson au “Figaro”, le dernier jour de 1979. Des paroles sur la fin des illusions. D’Ormesson rejoignait, alors, Paul Ricœur, l’un des penseurs de ce temps, disant que nous nous sommes habitués à regarder le présent comme étant lié au passé. Mais tout cela a changé. Le présent n’était aucun jour lié à l’avenir, comme il l’est maintenant. Quant à l’avenir chez d’Ormesson, il ne devait pas dépasser l’an 2000. Arriverons-nous à cette date, se demandait-il alors? Son ambition était limitée comme la nôtre. Cependant, l’écrivain français n’en était pas moins éclairé. Il a établi une comparaison entre la France, l’Amérique, la Russie, en coinçant entre elles la Grande-Bretagne sur le plan de la jouissance de l’énergie prohibée pour son pays. Il s’est trompé, parce que les caravanes des demandeurs de l’or noir en Grande-Bretagne ne sont pas moins encombrées qu’en France. Bien que dans son pays, il était futuriste. “Le pétrole a un prix qui doit être payé avec équité. Ce qui est certain, c’est que le pétrole restera en permanence une nécessité.”
La souveraineté n’est pas un acte de dépit; c’est un droit. Le jour où on en parle et la réclame, en cette qualité, nul ne s’y opposera et personne n’osera protester, sinon il se classera parmi les dissidents. Il en est de même de l’indépendance. C’est, également, un droit. Mais demandons-nous si nous n’avons pas mis en péril notre indépendance et notre souveraineté, tout en accusant les autres de les réquisitionner!
Nous avons causé du tort à nous-mêmes et à la patrie. La souveraineté et l’indépendance étant beaucoup plus grandes que le confessionnalisme et la féodalité. Nous avons été à pas mal de moments, les fils du petit intérêt. La souveraineté et l’indépendance sont un droit pour un peuple ambitieux. Soyons francs. Combien de fois l’extérieur, quels que soient ses visages, ne nous a-t-il pas entraînés là où il veut? Depuis l’émirat, nous sommes ainsi et n’avons pas changé. De là, nous nous sommes inquiétés sur les réconciliations qui se trament, aujourd’hui, toujours avec l’appréhension de récidiver dans les marches d’antan chaque fois que les décideurs auraient décidé pour nous. N’est-ce pas ce qui se fait aujourd’hui, sur le plan de la rencontre des adversaires de la veille? Cela serait-il si, mus par un acte délibéré, nous décidions de nous réconcilier avec l’Histoire? Ah! si la réponse pouvait être positive!
Naturellement, nul ne veut la persistance de la dislocation, ni laisser la division s’acharner sur les fils de la patrie unique. Mais personne ne veut que ce soit l’histoire d’une rencontre portant en elle les semences du divorce.
Nous voulons une rencontre non suivie de divorce, car nos descendants ont sur nous le droit de nous réclamer des comptes, pour avoir laissé tomber l’occasion dans un labyrinthe, dont nous ne sortirions que pour tomber dans un autre, reniant ce que nous faisons aujourd’hui.
Le monde a changé, dit Kofi Annan. Les Nations Unies doivent changer avec lui. Ainsi, la rencontre du millénaire ne serait pas quelque chose s’inscrivant dans les conséquences ordinaires de la grande rencontre... La rencontre du millénaire où se rendent cent soixante gouverneurs du monde et en reviennent avec la conviction que les gens de la maison sont désireux de la préserver. Tel est l’alphabet de l’entité restée cinquante-cinq ans sans se réaliser, parce qu’elle ne l’a pas pu. Ceci n’est pas une chose importante, comme l’Etat palestinien qui n’a pas été proclamé le 13 septembre 2000, comme il ne l’a pas été le 4 mai 1999.
Qui sait? Peut-être ne sera-t-il pas proclamé à la fin du second millénaire, ni au début du troisième. Car, l’important est de savoir quel Etat sera proclamé. Quel Jérusalem. Et quel droit sera celui du retour des réfugiés et des déplacés!
Ainsi, il n’est pas important que les Libanais reviennent les uns aux autres. Le retour, en dépit de son accueil favorable par toutes les parties, doit être un retour de soudure non suivi de séparation.
Tout cela, afin que la rencontre du millénaire ne soit pas un phénomène ordinaire. Et pour que la transposition au IIIème millénaire, ne soit pas un caprice de calendrier, l’entente libanaise ne devant pas être une étape angoissée très éloignée de la solution. 

Photo Melhem Karam

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