SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU HAUT CONSEIL DE LA FRANCOPHONIE
STÉLIO FARANDJIS: "L'Arabofrancophonie,
un moyen de lutter contre le danger d'un monde unipolaire"

Universitaire, Stélio Farandjis est, depuis 1984, secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie, placé sous le patronage du président de la République française, chargé de préciser le rôle de la Francophonie et de la langue française dans le monde. C’est l’un des artisans de la montée en puissance de l’idée francophone et du dialogue qui s’est noué avec d’autres grands ensembles linguistiques: l’Arabophonie, l’Hispanophonie, la Lusophonie. Le Haut Conseil de la Francophonie vient de publier l’Arabofrancophonie, ouvrage qui sera présenté au public lors d’une réception donnée par Charles Josselin, ministre de la Coopération et de la Francophonie.

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Le Haut Conseil de la Francophonie publie, à l’occasion du Sommet de Beyrouth, un ouvrage intitulé: L’Arabofrancophonie. Quelle idée est censée traduire pour vous ce terme que vous avez créé?
Le terme Arabofrancophonie m’est venu à l’esprit dans le feu d’une conversation, il y a quelques années, avec Abdel-Magid Mezziane, ministre algérien de la Culture, à l’époque. Nous analysions la langue française et son étroite interpénétration, imbrication, chevauchement et coexistence, mélange et symbiose avec l’arabe, notamment en Algérie, exemple vivant du lien entre les deux langues, non seulement au niveau de l’enseignement mais, aussi, dans la vie courante.
Une familiarité entre nos langues est palpable à tout moment. Par la suite, j’ai réutilisé cette expression lors de conférences ou de rencontres. Ainsi, elle a fait son chemin et a même été reprise par les hommes politiques. Le ministre Jacques Toubon qui m’a reconnu la paternité du mot, lorsqu’il a défendu sa loi sur le français en août 1994, a employé le mot Arabofrancophonie dans son discours à l’Assemblée nationale. Boutros Boutros-Ghali l’a introduit dans ses discours et, par la suite, il a été repris dans le langage journalistique. J’ai donné à cette expression toute son amplitude et son intensité en 1997 avec mes interlocuteurs libanais et dans la perspective du Sommet de Beyrouth. Aujourd’hui, un ouvrage du Haut Conseil vient de paraître, consacré à l’Arabofrancophonie. Ce terme circule d’autant plus qu’il n’est pas artificiel. Ce n’est pas un caprice de langage: il correspond à une réalité profonde.

Quelle est cette réalité?
Les linguistes ont inventé un terme pour désigner le passage d’une langue à l’autre qui est le “code alternatif”; on commence une phrase dans une langue et on la termine dans une autre; ou bien, on a parfois plaisir à rajouter dans une langue des mots savoureux ayant un charme, une couleur ou un sens particulier, empruntés à une autre langue. Dans le cadre du Festival de Limoges, j’ai assisté à la représentation, en français, d’une pièce de théâtre écrite par un auteur algérien; l’actrice parlait, de temps en temps, l’arabe dialectal, à la cantonade, à ses voisines. Cet aparté rendait la pièce plus vivante, plus réelle. La possibilité de passer d’une langue à l’autre offre, à mon avis, un registre d’expressions plus riches et souvent fort intéressant. La langue française est empreinte de mots d’origine arabe, l’un des premiers grands chefs-d’œuvre classiques français s’intitule “Le Cid”. Il serait intéressant d’apprendre à nos enfants, dès leur plus jeune âge, les racines des mots; ils comprendraient que leur identité est le fruit d’un très long métissage ou de liens étroits avec les autres cultures. Le mot Arabofrancophonie reflète cette situation qui, dépassant la simple coexistence, implique un dialogue entre deux cultures: le monde arabe et le monde francophone.
L’Arabofrancophonie se prononce, ainsi, clairement contre les dangers d’un monde unipolaire, générateur de haines et de conflits divers, en s’enracinant dans une coopération politique, économique et culturelle.

LE DIALOGUE DES CULTURES OU LA CATASTROPHE
Cela revient à assigner à la Francophonie un rôle important pour le réaménagement du paysage politique de notre planète. Mais ce dialogue des cultures que porte, naturellement, l’idée francophone, n’est-il pas menacé par l’incompréhension, notamment à l’occasion d’événements comme les attaques contre New York et le Pentagone qui donnent prétexte à certains de parler d’affrontement entre ce qu’ils appellent l’Occident et ce qu’ils réduisent au monde musulman?

Aucun individu n’est à l’abri de la bêtise. Quelque riche ou raffinée que soit l’Histoire d’un peuple, il peut à tout moment dériver dans la barbarie. Une crise économique, diplomatique ou politique peut déchaîner ou ouvrir les vannes de l’intolérance. Un fait nouveau dans l’Histoire émerge aujourd’hui; c’est cette fameuse mondialisation qui nous rend tous désormais interdépendants. Autrement dit, les décideurs politiques et l’opinion publique savent que cela nous oblige à garder notre calme, compte tenu justement de cette étroite interdépendance, le moindre dérapage peut avoir des conséquences infinies. C’est l’effet papillon dont parlent les journalistes: les battements d’ailes d’un papillon au Chili peuvent entraîner des conflagrations successives et en chaîne. Or, la situation mondiale actuelle peut se résumer par une course de vitesse entre le dialogue et la catastrophe. C’est le fait majeur, essentiel: le dialogue des cultures et des peuples ou le choc, c’est-à-dire la catastrophe.
Les attentats spectaculaires contre les Etats-Unis, doivent donner lieu à réfléchir. C’est, en effet, la première fois que l’on parle des paradis fiscaux et des facilités données à la circulation de l’argent par la mondialisation! Ce n’est pas en bombardant les montagnes en Afghanistan que l’on pourra toucher Ben Laden, mais en s’intéressant à Jersey, Guernesey, aux îles Caïmans, des Bermudes, sans compter les comptes camouflés des maffias de toutes sortes.
Cette tragédie sera un tournant qui conduira, peut-être, les Etats-Unis à accepter les propositions faites par la France il y a déjà trois ans, pour réguler les mouvements spéculatifs des capitaux, pour qu’une entente entre les pays soit mise en place dans le but d’interdire les zones de non-droit. Tout le problème est celui de la régulation de la mondialisation qui, livrée à elle-même, peut conduire aux pires dérives. La mondialisation se résume pour certains à la liberté sans limite du commerce, la libre circulation des marchandises et des capitaux, le laisser-faire et laisser-aller. Ainsi, nous avons eu la libre circulation de la vache folle! La mondialisation est-elle inévitable? La Première Guerre mondiale l’était aussi. La Deuxième Guerre mondiale et son cortège d’horreur encore plus... A l’heure actuelle, nous sommes à un stade de l’évolution de l’humanité où l’Histoire est accélérée, mais il ne faut pas que ce soit un projectile lancé à toute vitesse dans on ne sait trop quelle direction. La mondialisation devrait être organisée, civilisée et soumise à des lois. Dans “La guerre du Péloponnèse”, l’historien grec Thucidide écrit: “Les barbares obéissent à des hommes, les citoyens d’Athènes obéissent à des lois”. Il faut donc des lois à une échelle internationale, pour éviter que des trafiquants sans vergogne mettent en péril la survie de l’espèce humaine en profitant de la dérégulation excessive.
Par ailleurs, les attentats contre les Etats-Unis ne peuvent simplement s’expliquer par la folie. Cette déraison prend de la consistance si on recherche son arrière-plan: la misère effroyable du tiers-monde, les humiliations de tous les laissés-pour-compte, le problème israélo-arabe qui, en l’absence de solution, dégénère à n’en plus finir et exacerbe les ressentiments. En conséquence, la crise peut être salutaire pour s’organiser à l’échelle de la planète et aboutir à une solidarité internationale qui remettrait le tiers-monde en selle. Il serait temps, par ailleurs, de se pencher sérieusement sur le conflit du Proche-Orient, pour le régler d’une manière profonde et humaine. Tant que ce problème ne sera pas résolu, il y aura une instabilité et une possibilité de crise à tout moment.

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NE PAS CREUSER DES FOSSÉS ENTRE LES CIVILISATIONS
Il faut donc raison garder et ne pas se précipiter dans une sorte de croisade contre on ne sait trop qui, sous le drapeau des Etats-Unis? Il faut aussi préserver les chances de dialogue entre le Nord et le Sud...

C’est ce que doit faire la France. S’il existe un pays où il y a une chance pour garder son calme et ne pas se laisser gagner par l’excitation, c’est la France. Parce que la France a été vaccinée par sa propre Histoire. Il y a déjà quatre siècles, nous avons vécu le traumatisme du protestantisme et nous l’avons dépassé. Il y a eu l’édit de Nantes et la tolérance.
Par la suite, la Déclaration des droits de l’homme a consacré l’instauration de la liberté d’opinions et des croyances. Cette tolérance a conduit à mieux comprendre les autres peuples et les autres civilisations. Tout au long de notre Histoire, nous avons toujours veillé à ne pas creuser des fossés entre les civilisations.
Nous avons constaté qu’à la suite des attentats de New York, la plupart des hommes politiques français, après avoir, bien entendu, manifesté leur solidarité avec le peuple américain, ont tenu à mettre en garde la population pour ne pas faire un amalgame. Les hommes politiques français ont répété qu’il ne fallait pas confondre les terroristes avec l’ensemble du peuple arabe ou l’ensemble du monde musulman. Toutes tendances politiques confondues, à commencer par le président Jacques Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin, les responsables politiques en France ont donné le ton au peuple français. Il ne s’agit, surtout, pas de remplacer l’ancien affrontement Est-Ouest par une sorte d’affrontement Nord-Sud!

IL FAUT ÉVITER LA PUISSANCE ET LA PENSÉE UNIQUES
Le paradoxe est que nous sommes confrontés à cette nuance d’affrontement, en même temps que l’on nous serine que la mondialisation est inéluctable et heureuse. En réalité, le problème est que la mondialisation ne traduit que la domination d’une superpuissance et, en même temps, qu’elle tend vers une certaine uniformisation qui est l’américanisation ou l’occidentalisation du monde et l’uniformisation des cultures. Ce qui ne peut que conduire à des rejets. Tout l’enjeu n’est-il pas de préserver le multiculturalisme qui, en fin de compte, suppose le respect de l’Autre, c’est-à-dire la compréhension et le dialogue?

C’est, précisément, l’objectif de la Francophonie. Elle est, bien entendu, un moyen de sauvegarder les multiples cultures. Certes, la Francophonie n’est pas la seule; il y a, aussi, l’Hispanophonie, la Lusophonie, l’Arabophonie. Mais, à vrai dire, la Francophonie a principalement la volonté d’agir et essaie d’entraîner les autres, non seulement pour défendre nos langues et nos cultures, mais surtout pour créer un dialogue. Il faut éviter la puissance unique, la pensée unique, la langue unique, la cuisine unique.
Le mystère créatif de l’humanité, c’est qu’elle est à la fois une et plurielle: l’unité qui transcende et la diversité qui incarne. On nous parle de mondialisation et on n’a jamais été aussi peu pluriel sur les antennes de nos médias. Avons-nous échappé aux dangers communistes, soviétiques et au parti unique pour être submergés par les chansons ou les films américains? Quand les personnes se recroquevillent, elles dégénèrent, non seulement du point de vue sanguin, mais aussi du point de vue culturel. Toutes les grandes civilisations du monde ont surgi là où il y a eu échange; c’est dans le dialogue et l’échange que gisent la vie et la créativité. La Francophonie c’est le combat pour la vie et la créativité, parce qu’elle est précisément le combat pour le dialogue et la diversité.

Les récents événements et les débordements auxquels ils ont conduit en suscitant chez certains un nouvel esprit de croisade occidentale, ne rendent-ils pas encore plus nécessaire et actuel le Sommet de Beyrouth et son thème: le dialogue des cultures?
Sans aucun doute; il est important que le sommet de la Francophonie se déroule à Beyrouth, au cœur du monde arabe. C’est une bonne occasion de réaffirmer le projet francophone et de rappeler qu’il propose une solution aux risques de dérives et de confrontations. Le Sommet de Beyrouth, devra trouver les éléments constitutifs d’un projet d’envergure illustrant d’une manière vivante et moderne le dialogue des cultures.
Il faut donc que le Sommet de Beyrouth conduise à faire en sorte que la Francophonie pèse davantage sur la scène internationale pour encourager le dialogue des cultures à l’échelle mondiale.
Je suis convaincu que si la Francophonie réussissait à mobiliser toute la polyphonie mondiale pour construire la civilisation universelle, diverse, plurielle et fraternelle de demain, elle serait au grand dam de ses détracteurs, un bel et nouvel impromptu de l’Histoire. C’est, comme vous le soulignez, d’une brûlante actualité.

LE QUÉBEC SOUHAITE QUE LE SOMMET DE BEYROUTH SE TIENNE COMME PRÉVU

photoEn dépit des tensions internationales ayant suivi les attaques contre New York et Washington, le ministre des Relations internationales du Québec, Mme Louise Beaudoin, qui a récemment effectué une visite au Liban, a déclaré, le 21 septembre dernier, que le Québec souhaite que le sommet de la Francophonie ait lieu, comme prévu, à Beyrouth, fin octobre: “La Francophonie peut, justement, être très utile pour maintenir et développer le dialogue entre le Nord et le Sud, mais aussi entre l’Occident, les mondes arabe et musulman. La Francophonie c’est cela”.
Selon Mme Beaudoin, la tenue du Sommet en terre arabe aura un lourd poids symbolique: “On doit tenir compte de la force du symbole de tenir le sommet de la Francophonie pour la première fois en terre arabe. Le thème même du Sommet, le “dialogue des cultures”, ne saurait être plus à propos qu’en cette période de tension”.
Interrogés sur les risques éventuels pour la sécurité des participants, les dirigeants québécois se disent convaincus que les autorités libanaises sauront prendre toutes les mesures nécessaires. A cet égard, il est rappelé dans les milieux bien informés français, que la coopération entre les services de sécurité français et libanais s’est encore intensifiée après les attentats anti-américains.

Entretien recueilli par Zeina EL-TIBI (Paris)
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