RENCONTRE EXCLUSIVE AVEC ISKANDAR ET AKRAM SAFA
"Nous ne voulons pas être la proie d'un jeu politique"

D’un père haut fonctionnaire dans l’administration française après l’avoir été dans l’administration libanaise, Iskandar Safa a conservé cette affection que portent de nombreux citoyens libanais à la France. Aujourd’hui PDG de TRIACORP, actionnaire majoritaire des Constructions Mécaniques de Normandie (CMN) à Cherbourg qui emploie plus de 1.000 personnes, Iskandar Safa, 47 ans, est un homme d’affaires averti et couronné de succès, qui gère pour son compte et celui de son frère Akram de nombreuses sociétés en France. Attaché à ce pays où il est installé depuis 1981, c’est en bon patriote qu’il joue un rôle clé dans la libération des otages français au Liban en 1988. Après une demande déposée en 1997, il obtient la nationalité française en 1999. Janvier 2001 : un rapport de la DST (Direction de la Surveillance du Territoire) affirme qu’il y a eu rançon afin de libérer les otages entre 1987 et 1988, celle-ci aurait été versée à Iskandar Safa, qui l’aurait reversée régulièrement depuis 1995 à Charles Pasqua et Jean-Charles Marchiani. A y regarder de plus près on s’aperçoit qu’en fait de rapport, il s’agit d’une “note blanche” anonyme, que la DST aurait fait parvenir à la PJ (Police Judiciaire) et aucune preuve impliquant concrètement Monsieur Safa n’y est apportée : il ne s’agit que d’hypothèses. Les incohérences se succèdent mais les accusateurs ne veulent pas lâcher prise. Les accusés passent maintenant à l’offensive : suite au mandat d’arrêt international dont il est l’objet, Iskandar Safa porte plainte pour faux et usage de faux et s’insurge. Explications.

Comment avez-vous pris connaissance de cette affaire ?
Début 2001, des rumeurs m’étaient parvenues concernant un coup politique qui se préparait autour d’une soi-disant rançon liée à l’affaire des otages. Il faut savoir que le plus gros investissement que mon frère Akram et moi avons jamais fait en France a été réalisé en octobre 2001. Donc quelqu’un qui craint quelque chose, ou qui a quoi que ce soit à se reprocher, ne va pas, plusieurs mois après avoir entendu parler de cette histoire, effectuer un investissement d’une telle importance. Vu la tournure que prend cette affaire aujourd’hui, je ne peux que constater sa dimension politique.

Nous avons toujours été sollicités et non solliciteurs

On parle de rançon. A qui a-t-elle été payée ?
Avant qu’elle ne soit payée, il faut bien qu’elle existe : Marchiani, Pasqua, Ulrich pour Chirac, Balladur et Charasse ont démenti son existence. J’ai de même démenti l’existence de cette rançon. Une soi-disant rançon prétendument versée il y a quinze ans par l’Etat français, ne croyez-vous pas que toutes ces années devraient suffire pour en retrouver la trace ? Ce qui est lié à la rançon relève du délit impossible : le détournement d’une rançon qui n’a jamais existé !

Pensez-vous que les relations de Monsieur Marchiani avec la DST, aient pu avoir un lien quelconque avec le soulèvement de cette affaire ?
Je ne saurais vous répondre, ne le sachant pas. J’ai lu beaucoup de choses, dernièrement dans la presse française concernant cette affaire, qui font que toutes les questions peuvent être posées.

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Akram et Iskandar Safa s’entretenant avec Saër Karam.

La DST a fait paraître – pour la première fois – un communiqué dans tous les journaux. On dit dans ce communiqué qu’il y a des sommes que vous versez régulièrement à Jean-Charles Marchiani. Qu’en est-il ?
En fait, ce qui a paru dans les journaux n’était pas un communiqué de la DST, mais une note blanche qui lui a été attribuée. Quant aux prétendues sommes que vous évoquez, j’ai déjà répondu à cette question, mais je tiens à ajouter ce qui suit : si je paye Monsieur Marchiani, c’est pour une raison quelconque. Je présume que c’est en ce sens que le trafic d’influence a été invoqué. Je réfute ceci totalement ; pour toutes les affaires que nous avons conclues en France, mon frère et moi-même, nous avons été sollicités et non solliciteurs. Pour quelle raison vais-je payer Monsieur Marchiani ou quiconque d’autre en France ? La lettre que j’ai adressée le 13 janvier 2002 à Madame la juge Isabelle Prévost-Desprez, est claire et résume bien la situation. Je tiens à préciser que le procureur de la République libanaise a une copie de cette lettre et que j’ai sollicité un entretien auprès du président Adnane Addoum pour lui expliquer cette affaire et lui confirmer que j’étais à sa disposition pour toute information complémentaire ou clarification qu’il souhaiterait avoir.
Voici le contenu de cette lettre :
“Je compte toujours répondre à vos questions le plus vite possible, mais il me faut au préalable finaliser avec les autorités des Emirats arabes unis, un contrat vital pour mon groupe, les Constructions Mécaniques de Normandie. Je n’ai jamais reçu ou détourné directement ou indirectement, de l’Etat français ou de quiconque d’autre, aucune rémunération ou rançon se rapportant à la libération des otages du Liban. Je tiens à vous indiquer que le secret bancaire ne sera pas opposé aux demandes que vous seriez susceptible de solliciter dans le cadre des investigations menées actuellement sur un prétendu détournement de rançon, qui serait intervenu il y a plus de treize ans. Je tiens à préciser aussi, qu’outre le temps consacré et les risques encourus, la libération des otages a nécessité de notre part, mon frère Akram et moi-même, des dépenses que nous avons assumées, dont nous n’avons même pas réclamé le remboursement, mais dont nous pouvons prouver la réalité. Concernant ma naturalisation française, je l’ai obtenue sans solliciter l’appui, l’influence ou l’intervention de quiconque, en avril 1999, suite à une demande de ma part déposée en 1997. Il serait aisé de vérifier auprès des services concernés, que la procédure a suivi son cours normal. Pour ce qui est de mes rapports avec Monsieur Marchiani, je vous affirme qu’ils datent de 1984 : relations d’affaires puis amicales. Notre amitié s’est consolidée lors de la libération des otages et, jusqu’à ce jour, n’a jamais été dépendante de sa carrière politique récente, ni des fluctuations de celle-ci. Au sujet des mouvements de fonds mentionnés par la DST à partir de 1995, je vous confirme cette information en précisant que les retraits d’espèces remontent plus loin que 1995 et que je suis à votre disposition pour vous éclairer sur l’origine de ces fonds ainsi que sur leur utilisation. Je peux d’ores et déjà vous préciser que ces montants ne proviennent aucunement d’une quelconque rançon ou détournement de rançon et que leur utilisation n’a jamais contribué à alimenter un quelconque trafic d’influence.”

Le seul détournement que j'ai pratiqué dans l'affaire des otages, c'est celui de mon temps

Quel est le rôle du Libanais Razah Raad dans cette affaire ?
Je connais bien Razah Raad. J’ai suivi son parcours à travers la presse : avant le changement de gouvernement en 1986, on l’a souvent vu à la télévision et dans les journaux comme étant celui qui s’occupait pour l’Elysée de Mitterrand, de la libération de ces otages. Ce que je constate, c’est que, fin 1987, ils n’étaient toujours pas libérés et que ce n’était plus lui qui s’occupait de ce dossier.

Quelle est votre réaction face au mandat d’arrêt international dont vous êtes l’objet ?
Une surprise désagréable et, intellectuellement un sentiment de refus à l’encontre de cette procédure. Tout d’abord, on m’apprend, lorsque je suis à Abu Dhabi que je dois être entendu par la police. Je réponds à la police et mon avocat répond également à la juge en lui disant que je suis à Abu Dhabi ; ce qu’elle pouvait vérifier auprès du ministère français de la Défense, car j’ai quitté la France le 8 décembre. J’ai précisé mon souhait d’être entendu, dès que j’aurai terminé la négociation que je mène dans ce pays. J’apprends plus tard et seulement par les médias que la réponse à cette demande de report d’audition était un mandat d’arrêt international lancé contre moi.

Pensez-vous retourner en France ? Dans quelles conditions ?
Je retournerai en France une fois que le contrat qui m’occupe à Abu Dhabi sera finalisé. e contrat est vital pour mon groupe et pour Cherbourg, où notre société est le plus gros employeur privé de la région. Je souhaiterais aussi qu’à mon retour, il y ait une certaine sérénité autour de cette histoire, pour que je ne devienne pas l’otage d’une affaire politique qui ne me concerne pas.

Il s'agit du délit impossible : le détournement d'une rançon qui n'a jamais existé

Que pensez-vous du retour sur la scène médiatique d’Iskandar Safa et de Jean-Charles Marchiani ?
Je me pose la question de la coïncidence entre le retour sur la scène médiatique que vous évoquez et l’approche des élections en France.

On dit que la France a dépensé 3 milliards de francs dans le dossier Eurodif.
Il ne s’agit pas d’une dépense, mais d’un remboursement de dette. La dette dite d’Eurodif est une dette que la France avait envers l’Iran. L’Iran, sous le Shah, avait commandé à la France, une centrale nucléaire, commande appuyée par un acompte. A l’arrivée de Khomeyni, cette commande fut gelée et la France devait rembourser l’acompte perçu, ce qui s’est d’ailleurs passé.

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Iskandar Safa.

La Syrie avait-elle un rôle dans cette libération ?
La Syrie a protégé le déroulement de la libération des otages français au Liban, pour des raisons humanitaires. C’est ainsi que Monsieur Chirac, au lendemain de cette libération, a remercié le président Assad pour son appui.

Quelle était l’implication du Djihad islamique qui a déclaré être responsable de l’enlèvement des otages ?
Je ne saurais vous le dire. Nous avons négocié avec les Iraniens qui, eux, se sont fait forts d’obtenir la libération des otages.

Pensez-vous que la réussite d’Iskandar Safa soit la raison de cette obstination ?
Chaque fois qu’une société de notre groupe est à la veille de conclure un contrat important, nous faisons l’objet d’une campagne de diffamation dans la presse. Donc à force de coïncidences, votre question devient pertinente.

Il a été dit dans la presse française qu’il y a eu blanchiment d’argent et trafic d’influence. Qu’en est-il réellement ?
Le prétendu blanchiment d’argent serait le retour en France d’une rançon qui aurait été détournée et qui était destinée à la libération des otages. S’il n’y a pas eu de rançon, il n’y a pas de détournement, donc pas de blanchiment. Le trafic d’influence, on le lie paraît-il à ma naturalisation. Or, j’explique dans ma lettre à la juge de quelle manière je l’ai obtenue. Et je rajoute aujourd’hui que les services en charge des naturalisations en France, devraient porter plainte contre les auteurs de la note, source de cette affaire, sur la base que la nationalité française ne s’achète pas. Sinon qu’ils démissionnent car, ne portant pas plainte, ils reconnaîtraient qu’elle est commercialisable. Si c’est le cas, je leur rendrai la mienne, car je refuse d’avoir une nationalité que l’on marchande.

Cette affaire n'a qu'une dimension politique

On a parlé d’un rôle dépassant le contentieux économique à des affaires qui concerneraient les rivalités politiques françaises. Pour certains, Iskandar Safa serait en train d’aider la droite française.
On peut dire ce que l’on veut, mais que ceux qui m’accusent de cela me donnent la raison pour que moi, qui suis apolitique, je favorise la droite contre la gauche ou inversement. Du point de vue économique, je n’ai sollicité ni la droite, ni la gauche pour quelque affaire que ce soit.

Que disent les avocats de cette affaire?
Les avocats sont persuadés que les deux chefs d’inculpation que l’on a découverts dans la presse ne sont pas solides : je vous ai déjà répondu au sujet de la rançon, ainsi qu’à celui du trafic d’influence. Néanmoins, je lis aujourd’hui qu’un troisième chef d’inculpation viendrait s’ajouter à cette procédure, celui d’abus de biens sociaux, qui concernerait les sociétés que je dirige. Là, je tiens à vous préciser les points suivants :
- Mon frère et moi ne nous sommes jamais enrichis au détriment de nos sociétés ; c’est le contraire qui s’est toujours passé.
- L’appui financier et le soutien que mon frère a offerts à nos sociétés en France sont reconnus et dépassent de loin les pratiques habituelles des actionnaires.
- Nos sociétés qui pourraient être concernées nous appartiennent à 100% et je n’ai aucune connaissance d’un actionnaire lésé par leur gestion.
- Toutes nos sociétés ont fait l’objet, depuis 1989 de contrôles fiscaux quasi continus.

Il faut également savoir que j’ai porté plainte contre le rédacteur de la note attribuée dans les journaux français à la DST. Cette note m’attribue un numéro de compte en Suisse (N° 011978-00001). Personnellement, je n’ai pas de compte en Suisse. Ensuite, mon frère, Akram, a vérifié dans ses cahiers et ceux de ses sociétés ; ce numéro n’y figure pas ! Je porte donc plainte pour faux et usage de faux. Pourquoi le numéro de compte ? Car cela donne plus de crédibilité à la note. Une source qui se respecte, ne se permet pas, après quinze ans, de parler au conditionnel d’une soi-disant rançon, qui aurait été détournée sur un compte qui n’existe pas. Heureusement que cette source ne s’est pas occupée de la libération des otages, vu la précision de ses informations, les pauvres y seraient encore !

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Akram Safa.

Qui a soulevé en premier cette affaire dans la presse ?
“L’Est Républicain”, que j’ai découvert dernièrement, est un journal – d’après ce que j’ai compris – par qui toutes les affaires judiciaires prospèrent. Je trouve curieux qu’un journal régional révèle une affaire purement parisienne.

Vous avez déclaré à la juge que vous n’invoquerez pas la prescription extinctive…
J’ai confirmé à la juge que je ne soulèverai pas la prescription extinctive et qu’on n’opposerait pas le secret bancaire sur tout compte qu’elle nous indiquerait, comme ayant bénéficié de ce supposé détournement de la supposée rançon. J’ajoute que le seul détournement que j’ai pratiqué dans l’affaire des otages, c’est celui de mon temps. En sus, mon frère et moi-même, avons financé une bonne partie des dépenses liées à cette libération et n’avons jamais demandé un quelconque remboursement. Il faut savoir qu’une de nos sociétés a eu un redressement fiscal en 1991, car il y avait des dépenses liées à la libération des otages, dont un billet d’avion au nom de Jean-Claude Trichet, l’actuel gouverneur de la Banque de France, qui était à l’époque le patron du Trésor et qui, pour l’Etat français a négocié avec les Iraniens le remboursement de la dette Eurodif. Il est mentionné dans cette procédure, que notre société est redressée pour une somme de 270.000 F.F. car ces dépenses sont liées à la libération des otages et ne font pas partie de l’objet social de la société.

Mon frère et moi ne nous sommes jamais enrichis au détriment de nos sociétés

Quel intérêt auraient les frères Safa à avoir versé les prétendus pots-de-vin à Monsieur Marchiani ?
Aucun. Jean-Charles Marchiani est un très bon ami. S’il est dans le besoin, je n’hésiterai pas un instant, ce qui ne veut pas dire que je le soudoie. Dernièrement, j’ai lu dans la presse, que j’aurais versé de l’argent à Charles Pasqua et Jean-Charles Marchiani pour faire sauter mes contraventions. Je vous laisse juge du sérieux d’une telle déclaration.

Nous reproduisons ici le passage d’un article du quotidien français “Le Monde” daté du 04/02/2002 :
Me Bienvenu Kanga, l’avocat du bras droit de M. Safa, Najir Chbeir - remis en liberté le 25 janvier à l’issue de cinq semaines de détention provisoire -, semble également convaincu que son client est la victime d’“une manipulation policière et judiciaire, montée à l’approche d’une échéance électorale importante”. L’avocat déplore que “les règles élémentaires du droit n’[aient] pas été respectées”. “Est-il normal, dans une démocratie, qu’un juge des libertés et de la détention dise à un mis en examen que, s’il ne fait pas des aveux, il ira en prison ?”, s’interroge Me Kanga. “C’est pourtant ce qui est arrivé à M. Chbeir”, regrette l’avocat, qui conteste également les conditions dans lesquelles ont été recueillies les déclarations de M. Al Sayes, “interrogé sans avocat ni interprète, alors que tous ceux qui le connaissent soulignent qu’il ne parle quasiment pas français”. Le procès-verbal de l’interrogatoire de première comparution d’Ahmad Al Sayes devant la juge d’instruction Isabelle Prévost-Desprez, le 24 octobre 2001, précise d’ailleurs que le chauffeur “déclare ne pas savoir lire et écrire en langue française”. Le procès-verbal rédigé la veille par la brigade financière, lors de sa garde à vue, mentionnait : M. Al Sayes “déclare : “Je parle et je comprends le français””.

J'ai porté plainte pour faux et usage de faux contre les auteurs de la note

Qu’avez-vous à ajouter ?
Ce que je lis m’effare. Je tiens à préciser que Najir Chbeir a été maintenu en prison pendant cinq semaines, sans être entendu une seule fois ! Je trouve navrant qu’on utilise un homme de confiance – qui ne connaît rien à cette affaire – pour faire pression. C’est ainsi que la Cour d’Appel a ordonné sa libération.

Voir également RDL
n°3827

http://www.rdl.com.lb/2002/q1/3827/3sujcouv.html

Et:
n°3828
http://rdl.com.lb/2002/q1/3828/1sujcouv.html
http://rdl.com.lb/2002/q1/3828/nemanquezpas3.html

Article paru dans "La Revue du Liban" N° 3831 - Du 9 Au 16 Février 2002 Editions Speciales Numéros Précédents Contacts Recherche