Au musée du Luxembourg à Paris
Modigliani, “L’ange au visage grave”
Par Sonia NIGOLIAN

Depuis plus de vingt ans, aucun musée parisien n’avait rendu hommage à l’une des figures les plus attachantes du Montparnasse d’avant 1914, à Modigliani, peintre qu’on avait surnommé “l’ange au visage grave”.

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Nu couché sur le côté gauche.

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Nu couché, les bras ouverts.

Aujourd’hui, c’est chose faite avec cette belle manifestation du musée du Luxembourg qui offre aux visiteurs plus d’un tiers des œuvres du peintre, dont plusieurs toiles méconnues du public français.
Plus de 110 tableaux, une trentaine de dessins et une sculpture sont présentés sous l’égide du sénat.
Plus que sa vie passionnée de “bel ange déchu” et de “prince ivrogne”, consumé et sublimé par les excès, dont on a distillé au cinéma la légende dorée, si quelque chose était dangereux pour la postérité d’Amedeo Modigliani, c’étaient ses réussites, ses facilités, sa séduction.
Plus que dans la drogue ou l’alcool, l’art de Modigliani risquait de se maudire dans une capacité d’attendrissement tournant, dans les mauvais cas à la mièvrerie et une indifférence aux grands problèmes de l’art de son temps.

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Elvire au col blanc.

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Nu debout.

PEINTRE DE LA FIGURE HUMAINE
L’essentiel de la carrière de ce peintre arrivé à Paris à l’âge de 22 ans, en 1906, s’échelonne sur une dizaine d’années.
C’est peu dans son œuvre. Pas de paysage ou de nature morte, mais de grands et beaux nus féminins et une suite de portraits, car ce peintre avait fait de la figure humaine son paysage ordinaire.
Modigliani, l’un des plus célèbres peintres de l’Ecole de Paris, né à Livourne en 1884, mort à Paris à l’âge de 36 ans en 1920, usé par une existence aventureuse et misérable, avait exécuté son œuvre presque tout entière dans les trois années 1917-1920.
Poète ardent et peintre parmi les grands, il passa tel un météore et fut tout grâce, tout colère, tout mépris.
Ses toiles sont des expériences de plastique pure, son art est racé et d’une exceptionnelle sensibilité.
Ses portraits accusent les traits essentiels du visage, tandis que sa couleur répartie en taches parfois très souples, sert de fond.
Le tempérament nerveux de Modigliani, son ardeur contenue sont manifestes dans son œuvre. Sa nature s’épanchait dans la peinture et cherchait sa propre voie, à travers les contorsions de la ligne, l’éclat vibrant de ses coups de pinceau.
Un tableau de Modigliani vous conquiert ou vous heurte.
La personnalité de l’artiste agressive n’admet pas d’accommodements. Pour la comprendre, il est indispensable que le spectateur soit doué de qualités visuelles et sensuelles correspondant à la puissance de création de l’artiste. Autrement, l’incompréhension est inévitable.
Admirable peintre des Douleurs, Modigliani peignait des visages exsangues, pâlis par les malheurs physiologiques ou par les noces.
Le fait est que la clef de l’art de cet artiste, la raison d’être de ses déformations auxquelles il soumettait ses modèles, aux visages allongés, inclinés sur des cous cylindriques comme des colonnes qui soutiendraient la tête le sens d’impondérabilité spirituelle qui émane de ses compositions, délice comparable seulement à celui des figures harmonieuses d’une danse lente, n’ont qu’un nom: arabesque.
C’est en cela que réside sa force.
Cocteau disait à son propos: “Son style a la souplesse d’un chat du Siam”...
Il peindra une longue suite de portraits où on reconnaît Max Jacob, Soutine, Picasso, Juan Gris, Cocteau, Kisling.
C’est la meilleure période du peintre, la plus maîtrisée. C’est, aussi, celle de sa liaison avec Béatrice Hastings, excentrique poétesse anglaise. Ensemble, ils boivent, se déchirent et s’aiment.

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Portrait de l’artiste par lui-même.

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Nu assis sur un divan.

SON GÉNIE S’AFFIRME DANS LES NUS
D’elle, il a laissé une bonne dizaine de portraits qui se ressemblent beaucoup, des œuvres au dessin courbe, à l’aplatissement des volumes de plus en plus évident, simplification systématique de l’œil et du nez, élongation démesurée du cou et des mains.
Puis, Modigliani la quitte pour Jeanne Hébuterne et aborde, à ce moment, la période la plus émouvante de sa carrière.
Elle va poser pour lui... Mais l’état de grâce est fini, les cous s’allongent bizarrement, les yeux se vident.
Dans les nus s’affirme le génie du peintre. Ces nus d’une seule coulée, tracés avec aisance, dont seul peut être capable un créateur qui domine son sujet.
Jamais, le sentiment de la forme chez lui n’est contrarié par un détail anatomique. Aucun signe distinctif du modèle ne parvient à dévier le cours ou à rompre le rythme de ses poèmes plastiques.
Pourtant, ces nus, les plus beaux qu’ait tracés un artiste depuis Ingres, ne sont pas arbitraires ou abstraits; ils restent concrets et véridiques.
Modigliani fut le bénéficiaire d’un miracle qui préserva sa peinture de toute souillure et de toute bassesse. Aucune vulgarité en elle, mais, une distinction réellement élevée et une émotion à laquelle on ne résiste pas.
Il peignait comme s’il était en état de transe, réussissant à dédoubler son âme et à la faire jaillir en extase.
Il était de ceux qui brûlent et consomment tout pour arriver au centre de l’âme.
La couleur était l’émanation de ce centre; sa racine et son extase.
Pour parvenir à ses rouges angoissants, Modigliani a vécu sur des cendres ardentes. Il a péché et a expié...
Il voyait rouge les visages des femmes aux yeux vidés dont l’âme envolée palpitait dans l’air et le faisait rougir.
Son dernier rouge consumé, Modigliani mourut, pour rejoindre ses visions dans un monde différent et supérieur, où des femmes saturées d’une étrange langueur ont des corps d’une pureté virginale.

Article paru dans "La Revue du Liban" N° 3870 - Du 9 Au 16 Novembre 2002
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