Pierre Hélou, l’homme de dialogue disparaît
Le Liban rend hommage à sa droiture, sa probité,
sa sincérité et son désintéressement
Par Nelly HÉLOU

Tout le Liban a pleuré Pierre Hélou, député maronite de Baabda-Aley et ancien ministre, décédé à l’âge de 75 ans, alors qu’il était encore plein d’énergie, d’engagement et dans le vif de l’action politique. Les Libanais de tous bords, régions et confessions, ont rendu un vibrant hommage à l’homme qui a marqué la vie politique et publique par sa droiture, son intégrité, son courage politique et sa sincérité. Ils garderont de lui le souvenir de ce visage ouvert, souriant, aux yeux clairs et bienveillants, de son parler direct et franc, sans détours, ni paraphrases, ni langue de bois. Ses critiques, parfois dures et virulentes, n’étaient jamais motivées par un intérêt personnel, mais par le bien public. Homme de “dialogue” et de “consensus”, libre penseur, il était ouvert à tous les courants politiques et sociaux, à toutes les communautés et sa maison qui ne désemplissait pas, en était le meilleur témoignage. Pour les annales historiques, il aura, aussi, été le seul maronite à avoir refusé, en 1989, la présidence de la République qui lui a été “offerte sur un plateau d’argent” avec un appui interne, régional et international. Bel homme, à l’allure aristocratique, issu d’une famille de propriétaires terriens et d’hommes d’affaires, il était d’une grande générosité de cœur et de la bourse, toujours prêt à aider. Il aimait la vie, les voyages et les chevaux et cela lui allait si bien. Sur le plan politique, il avait fait des dossiers économiques, sociaux et du retour des déplacés son principal cheval de bataille. Ces dernières années, il souffrait de voir son pays plonger dans le marasme socio-économique avec une dette de plus de 32 milliards de dollars, alors que la corruption et le clientélisme devenaient institutionnels. Il les dénonçait sans répit. Une belle figure du Liban s’en est allée. Puisse l’intégrité ayant marqué sa vie politique, servir de modèle aux générations futures, afin que soient préservées nos valeurs ancestrales.

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Avec Sa Béatitude le patriarche
Nasrallah Boutros Sfeir.
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M. Pierre Hélou saluant le pape Jean-Paul II,
lors d’une audience à Rome.
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Lors d’une visite au chef de l’Etat, le général Emile Lahoud.

Fils de Baabda, Pierre Hélou est né le 21 janvier 1928 à Beyrouth où résidait sa famille. Il fait ses études primaires et secondaires chez les Pères jésuites et universitaires à l’école d’ingénieurs de l’USJ où il est major de promotion en 1945-46. Son père Henri, grand propriétaire terrien et homme d’affaires, meurt jeune à l’âge de 54 ans, alors que Pierre n’en a que seize. Son grand-père, Salim, personnage imposant, prend la tutelle de l’adolescent, fils unique et de sa jeune sœur Colette, aux côtés de leur mère née Yvonne Asfar. Parti en France pour se spécialiser en mathématiques supérieures, il interrompt ses études pour rentrer au Liban et prendre en charge, à l’âge de 21 ans, les affaires familiales. En 1949, il épouse Madeleine, fille du grand penseur libanais, Michel Chiha qui a écrit de sa main la Constitution libanaise de 1926. Le mariage a lieu en l’église Saint-Antoine du couvent des Pères Antonins à Baabda. Pour la petite histoire, le choix s’est porté sur ce monastère pour éviter d’inviter à la cérémonie l’archevêque de Beyrouth, Mgr Ignace Moubarak, qui n’avait pas beaucoup d’affinité avec le président de la République Béchara el-Khoury qui devait assister au mariage en tant que parent du jeune couple.
Pierre et Madeleine auront trois enfants: Michèle, épouse de Nabil Nahas (trois enfants); Henri, ingénieur, marié à Marianne Mattrais (trois enfants) et Philippe, ingénieur, marié à Isabelle Michel Eddé (cinq enfants). Epoux et père attentif et affectueux, Pierre Hélou était d’une tendresse à nulle autre pareille avec ses onze petits-enfants, dont le désarroi face à sa perte se lisait sur leurs visages.

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Photo officielle avec les membres de la Ligue maronite qu’il présidait.

IL SE TOURNE D’ABORD VERS L’INDUSTRIE
Quoiqu’évoluant dans un milieu hautement politisé formé, notamment, de Michel Chiha, Béchara el-Khoury, Charles Hélou, Henri Pharaon, Pierre Hélou préfère gérer les diverses affaires familiales et manifeste très tôt un intérêt prononcé pour la création d’entreprises industrielles au Liban et à l’étranger. A titre d’exemple, il se lance en Iraq de 1952 à 1958, dans des entreprises de matériaux de construction. De 1958 à 1968, il acquiert une usine de produits pharmaceutiques qui s’étend dans le monde, en Suisse, en Italie, au Pakistan et au Mexique. En 1962, il fonde au Koweït la “Gulf Fisheries”, une flotte de 140 bateaux. Au Liban, il crée plusieurs entreprises, dont la Société industrielle libanaise (SILA) qu’il préside. De 1960 à 1995, il est PDG de l’usine Ajax d’aluminium. De même, administrateur de “L’Orient-Le Jour” depuis 1962...
Mais son destin devait le mener, malgré tout, vers la vie politique et publique. Lors des législatives de 1972, il s’était rendu auprès du leader druze Kamal Joumblatt pour discuter de la candidature de Khalil Béchara el-Khoury dans la liste d’Aley. Et c’est à lui que Joumblatt propose ce siège sous forme de défi. Pierre Hélou le relève. Il se présente sur la liste de l’émir Magid Arslan, qui était appuyée par Kamal Joumblatt. La bataille est serrée, mais toute la liste passe. Hélou est en tête avec 29 voix de plus que l’émir Magid.
Il faisait son entrée dans l’arène politique. Mais de 1972 à cette nuit du 1er au 2 août 2003, il sera un homme politique d’une trempe à part.

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Rencontre avec le président René Mouawad auquel le liait une profonde amitié.

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Pierre et sa jeune sœur Colette en compagnie de leur grand-père Salim Hélou.

INTÈGRE, DROIT ET HOMME DE CONSENSUS
Il est aussitôt nommé ministre au sein du Cabinet Saëb Salam sous le mandat du président Sleiman Frangié. On lui confie un nouveau ministère à créer, celui de l’Industrie et du Pétrole. Il s’acquitte parfaitement de cette tâche, car c’est un domaine qu’il connaissait à fond.
Tout au long des années de guerre, le mandat du parlement est reconduit jusqu’en 1992. La guerre mine et détruit le pays. Pierre Hélou tentera, sans cesse, de faire prévaloir le langage du dialogue sur celui des armes. Son intégrité, sa sincérité et son indépendance d’esprit, font que le personnage est sollicité à maintes reprises pour les plus hauts postes de l’Etat. Il n’hésite pas à les décliner au nom de valeurs ancestrales auxquelles il est attaché et d’une éthique bien déterminée qui dictent son action et sa pensée.
En septembre 1988, à la fin du mandat du président Amine Gemayel et alors que des élections présidentielles n’avaient pu avoir lieu, Pierre Hélou est sollicité pour présider un Cabinet intérimaire. Il se récuse ne voulant ni d’un “gouvernement composé d’avance”, ni d’un “gouvernement d’une seule couleur”, car il savait que la fraction mahométane refuserait d’y participer.
En septembre 1989, il participe à la conférence de Taëf et affirmera, par la suite à maintes reprises, que l’accord de Taëf était “le seul moyen d’arrêter le conflit armé, tout en sachant qu’il n’était pas la solution politique idéale pour le pays”. En novembre 1989, il participe activement à l’élection de son ami René Mouawad à la présidence de la République. Mais le 22 novembre de la même année, Mouawad est assassiné et, une fois de plus, Pierre Hélou est sollicité par le président de la Chambre, Hussein Husseini, par les parlementaires, avec l’appui des puissances occidentales et régionales, à assumer la charge suprême de l’Etat. Il décline l’offre et sera, sans doute, le premier et le seul maronite à avoir refusé la présidence de la République qui lui était offerte sur un plateau d’argent. Non pas pour se dérober aux responsabilités, mais parce qu’il savait que cette présidence serait aliénée et qu’il ne pouvait d’aucune manière cautionner une opération militaire syrienne contre le palais présidentiel de Baabda et l’armée libanaise.

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Le président de la Chambre Nabih Berri remettant au nom du chef de l’Etat à titre posthume les insignes de Grand Officier de l’Ordre du Mérite.

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Colette Eddé, sa sœur; Michèle Nahas, sa fille; Madeleine Chiha, son épouse; Philippe et Henri, ses fils; lors des funérailles en l’église Saint Georges.

IL N’HÉSITE PAS À CRITIQUER...
En 1992, Hélou refuse le boycott pourtant massif des législatives, affirmant: “Si voter est un crime, le boycott est un suicide”. Il se porte candidat et est réélu à Aley de 1992 à 1996. Il fait du retour des déplacés le cheval de bataille de son action, n’hésitant pas à critiquer, ouvertement, à dénoncer même avec virulence la politique du Premier ministre Rafic Hariri et du leader du PSP Walid Joumblatt, concernant la gestion de ce dossier. Au parlement, il fut l’un des rares députés à voter contre la création de la société “Solidere”, dont il dénonçait les statuts et, surtout, le fait qu’elle soit exemptée de tout impôt. Il vote, aussi, contre la prorogation pour trois ans du mandat du chef de l’Etat, Elias Hraoui qu’il considérait anticonstitutionnelle. Sa franchise et son authenticité font qu’il sera combattu aux législatives de 1996 par une coalition du pouvoir politique et de l’argent. Il est battu aux élections mais son intégrité est indemne.
De 1997 à 2000, il préside la Ligue maronite, lui donnant une véritable impulsion interne et dans la diaspora. Il contribue, grâce à son dynamisme et à sa largesse financière, à lui assurer un siège permanent et digne d’une telle institution.
Aux législatives de 2000, il est de retour à l’hémicycle et sera le seul élu de la liste à Baabda-Aley opposée à celle de Walid Joumblatt. Une belle revanche. Lors de la campagne électorale, il sera l’un des rares candidats à créer un site sur Internet: (www.pierrehelou.com), qu’on peut toujours visiter, se plaçant ainsi dans la technologie du IIIème millénaire. Nommé ministre d’Etat au sein du Cabinet Hariri du 26 octobre 2000 au printemps 2003, il n’hésitera pas à critiquer la politique du Cabinet, mais toujours par souci de l’intérêt général et dans un désintéressement total.

MOURIR SUR SCÈNE
Les problèmes à caractère socio-économique seront la préoccupation majeure de son action politique. Il affirmait sans cesse: “Le problème social se pose dans toutes les communautés. Le résoudre est un devoir humain et un pas vers le rapprochement des diverses composantes de la nation”.
Grand ami de l’imam chiite disparu Moussa el-Sadr, il sera à ses côtés un des fondateurs du “Mouvement des déshérités” créé par l’imam en 1972.
Durant trente années consécutives de vie politique et publique, il ne cessera de dénoncer les failles et carences du pouvoir politique au double plan économique et social. Ses dernières années, ses critiques seront particulièrement virulentes à l’encontre des gouvernements successifs de Rafic Hariri depuis 1992, qui ont valu au pays une dette publique de plus de 32 milliards de dollars.
Cet homme droit et intègre souffrait au plus profond de son être de la situation socio-économique du pays et n’a cessé de le dire jusqu’à son dernier souffle.
Vendredi 1er août au soir, lors d’un débat télévisé sur la chaîne “Al-Manar” du Hezbollah, il venait de dénoncer une fois de plus cette politique, n’hésitant pas à parler “du passage du gaspillage au vol et du vol au pillage”, avant de s’effondrer sur la table, sous les yeux des téléspectateurs. Une image qui a profondément attristé et ému tous les Libanais. Car ils s’étaient habitués à avoir de lui une autre image, celle d’un homme à fière allure, paraissant toujours jeune malgré ses 75 ans. Un véritable homme de dialogue. Sa résidence à Baabda (quartier Brasilia) était ouverte à tous et ne désemplissait pas à longueur de journée. Il écoutait, essayait de résoudre des problèmes, toujours prompt à rendre service. L’homme était attachant, proche des cœurs. Il aimait la vie; c’était un grand voyageur.
Samedi matin 2 août, il devait quitter, avec son épouse Madeleine pour le Canada, afin de retrouver sa fille, son gendre et ses trois petits-enfants. Il est parti pour un long voyage vers l’au-delà, mais son souvenir restera vivant en chacun et on souhaite, surtout, que son exemple soit suivi. Les électeurs de la circonscription électorale de Baabda-Aley ont déjà exprimé le désir que Henri, son fils aîné, prenne la relève afin de poursuivre la tâche du disparu et, surtout, d’assurer la continuité d’une école politique faite de droiture, de probité et de désintéressement.

FUNÉRAILLES NATIONALES ÉMOUVANTES, DIGNES ET SOBRES
Dès l’annonce, à l’aube du samedi 2 août, du décès de Pierre Hélou, les proches, les amis, les officiels, les électeurs de Baabda - Aley ont afflué à sa résidence pour exprimer leurs condoléances sincères et émues à sa famille. La maison n’a pas désempli durant plusieurs jours sans discontinuité. Toute la classe politique y a défilé: les alliés tout comme les adversaires, les dignitaires religieux, les diplomates... tous lui ont rendu le même hommage. On pouvait même voir des hommes retenir difficilement leurs larmes.
En tête des officiels venus présenter les condoléances, le chef de l’Etat Emile Lahoud qui a écrit sur le registre des condoléances: “Le Liban perd un homme de consensus, un archétype dans sa pratique politique, de modération, de courage, d’intégrité, un véritable défenseur du droit et de la vérité”.
Le Premier ministre Rafic Hariri a été le premier officiel à présenter les condoléances, affirmant: “Pierre Hélou a été un adversaire rude, violent même, mais parfaitement loyal”.
Lundi 4 août, à midi en la cathédrale Saint Georges des maronites au cœur de Beyrouth, le Liban lui a fait ses derniers adieux par des obsèques officielles, nationales d’une sobriété remarquable et empreintes d’une profonde émotion. La cathédrale était noire de monde. En tête de l’assistance, les anciens chefs de l’Etat Elias Hraoui, Amine Gemayel et leurs épouses; l’ancien président de la Chambre Hussein Husseini, deux anciens chefs du gouvernement Rachid Solh et Salim Hoss; le commandant en chef de l’Armée, le général Michel Sleimane; le monde politique, diplomatique, religieux...
Le président de la Chambre Nabih Berri a représenté le chef de l’Etat et remis en son nom au défunt, à titre posthume, les insignes de Grand Officier de l’Ordre du Mérite.
Le président syrien Bachar Assad a délégué pour le représenter, M. Haytham Douayhi, ministre syrien des Affaires de la présidence.
L’office funèbre a été célébré par le vicaire patriarcal, Mgr Samir Mazloum, représentant le patriarche maronite Mar Nasrallah Sfeir, en présence de Mgr Boulos Matar, archevêque maronite de Beyrouth et de nombreux membres du clergé. Mgr Tok a donné lecture du message patriarcal rendant un vibrant hommage au député et ancien ministre: Par sa mort, le Liban a perdu une figure réputée par sa loyauté, sa probité et son courage”. Il évoque son rôle “consensuel” lors des années de guerre, son action efficace à la tête de la Ligue maronite et son ouverture au monde...
Henri Pierre Hélou a remercié, au nom de la famille, tous ceux qui ont présenté leurs condoléances. La dépouille mortelle a été inhumée dans le caveau familial à Ras el-Nabeh.

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A sa famille, “La Revue du Liban” présente ses sincères condoléances.

Article paru dans "La Revue du Liban" N° 3909 - Du 9 Au 16 Août 2003
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