La caverne d’Ali Baba
Par Aline LAHOUD

Heureux temps où il n’existait qu’un Ali Baba et seulement quarante voleurs. Aujourd’hui, au Liban, cette race prolifère pour devenir une véritable classe sociale, une élite possédante, une caste et, qui plus est, une caste d’intouchables. Quel que soit le sens qu’on veuille donner au mot.
En fait, depuis 1990 et plus particulièrement depuis 1992, une nuée d’arrivistes aux dents longues, à l’appétit vorace, au culot monumental s’est abattue, comme une troupe d’hyènes affamées, sur un Etat agonisant, le mutilant, le dépeçant, dispersant ses organes, le vidant de son sang, sous prétexte qu’ils ont gagné la guerre, qu’ils sont les dépositaires de Taëf, les enfants chéris de Damas et que, par conséquent, ils ont le droit de faire n’importe quoi pour garnir leurs poches et sont même prêts à aller jusqu’à vendre le râtelier de leur grand-mère pour décrocher ne serait-ce qu’un strapontin dans le nouvel Eldorado.
C’est le président Hussein Husseini, celui qu’on a surnommé “le parrain de Taëf”, qui le clame aujourd’hui. Il a déclaré, dossiers en mains, que les dépenses faites par l’Etat pour les routes, les ponts, les tunnels, les autostrades, l’aéroport et les divers autres travaux, y compris les commissions, les pourcentages et les pots-de-vin, etc... atteignent à peine 9 milliards de dollars d’une dette de 35 milliards. Restent donc 26 milliards. C’est faire preuve d’une arriération mentale certaine que de demander où ils sont passés.
Cependant, ce dont on peut être sûr et certain, c’est du rôle majeur de gouffre sans fond que joue l’EDL. Et c’est là, selon l’expression courante, que les Athéniens s’atteignirent, ou plutôt que les lumières s’éteignirent. Car la caverne d’Ali Baba c’est ça (entre autres). Une caverne sans sésame et sans gardien où les voleurs puisent à pleines mains, sûrs qu’ils sont de l’impunité totale puisqu’ils se recrutent du haut en bas de l’échelle sociale et surtout aux plus hauts niveaux.
Loin de moi l’idée de considérer les employés de l’EDL comme des voleurs. Ce sont de braves gens qui sont là pour servir aux véritables voleurs de boucs émissaires et de souffre-douleur. On connaît le sort réservé à ces infortunés percepteurs qu’on envoie dans la banlieue, dans certaines régions du Sud, de la Békaa et du Nord où sévissent toujours les milices et les ex-prétendus “déshérités”. Certains d’entre eux se sont retrouvés à l’hôpital, d’autres ont pris leurs jambes à leur cou en entendant la fameuse menace: “Si tu oses couper le courant je te coupe la main”, ou le cou, selon le montant de la facture et l’importance du voleur.
Et pourquoi voulez-vous que cette collection de parasites soit plus soucieuse des biens publics que le parlement et le gouvernement qui ont tout simplement envoyé à la poubelle les factures impayées accumulées pendant vingt ans? Et quand le président Berri parle de mauvaise gestion et décide excathedra que l’EDL n’aura aucune avance du Trésor pour acheter du fuel, oublie-t-il que c’est sous son impulsion que ces factures ont été effacées, que le secteur public refuse d’honorer les siennes et qu’il existe actuellement 45% des factures impayées, auxquelles il faut ajouter les branchements illicites.
On peut mieux mesurer l’étendue des vols commis quand on apprend qu’au cours des dix dernières années, l’EDL a reçu des crédits, pour réfection et rénovation, de 3 milliards de dollars en plus des 3 milliards de déficit qu’elle accuse, alors qu’il faut 1 milliard 140 millions pour la rénovation de l’industrie pétrolière irakienne et ce, après deux guerres dévastatrices et dix ans d’embargo.
A qui faut-il faire entendre raison? A ceux qui ont inventé le mot “déshérités” pour servir d’alibi au pillage systématique et aux privilèges scandaleux dont jouissent les seuls pilleurs? Au Premier ministre qui s’empresse de s’inscrire aux abonnés absents dès qu’il y a un problème épineux à résoudre? Aux hommes politiques qui tiennent le haut du pavé, pérorent devant les micros et les caméras et ne bougent pas, ayant sans doute plus de plomb dans les pieds que dans la cervelle? A la justice qui laisse s’accumuler 50.000 procès-verbaux pour vol de courant, sans que le moindre jugement ait été rendu à l’encontre des contrevenants, tandis que le Parquet, qui a été saisi, traîne les pieds et fait la sourde oreille, occupé qu’il est à régler leur compte aux médias et aux étudiants?
Résultat, le pays tout entier risque, dans un mois, de se retrouver plongé dans le noir faute de crédits pour acheter du carburant. Non seulement, les responsables s’en fichent, mais les voleurs poursuivent allègrement leur chemin sous l’œil attendri de leurs protecteurs.
Décidément, comme disait Hamlet, “il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark”... Non, pas quelque chose, mais une multitude de choses et un tas de gens. Ces gens qui constituent le pouvoir depuis le marché de dupes de Taëf. Un pouvoir qui patauge à l’aveuglette dans les eaux boueuses et dont les prestations évoquent, irrésistiblement, cette définition du socialisme “à la Christophe Colomb” donnée par Churchill: “Il est parti sans savoir où il allait, il est arrivé sans savoir où il était et il a fait tout ça avec l’argent des autres”.

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