Saviez-vous que Job était syrien?
Par Aline LAHOUD

Qu’y aurait-il dans ces dernières semaines d’août pour empêcher nos responsables de se mettre au vert et de prendre des vacances bien méritées, qui en Sardaigne, qui à Monaco, qui à Marbella, qui au diable vauvert? Rien. Tout est en ordre. Tout va dans la bonne direction. Pas de problèmes sur le tapis (pas de tapis non plus d’ailleurs), pas de crises à l’horizon. Tout baigne... Les pays heureux, dit-on, n’ont pas d’histoire. Et nous sommes un pays heureux.
Ne parlons pas d’électricité! Quel mal y a-t-il à revenir à l’âge du silex? Ne parlons pas non plus des déchets. N’est-ce pas le moyen le plus rapide de nous transmettre à la postérité en nous fossilisant? Quant à la réforme administrative, le sujet traîne depuis tellement de temps dans les tiroirs de la république qu’y toucher porterait atteinte à notre patrimoine. Ne parlons surtout pas d’une dette de 35 milliards. Après tout, on ne prête qu’aux riches et, comme chacun peut le constater, nous vivons dans une opulence absolument indécente. Au diable ces détails insignifiants et oiseux. Parlons plutôt de choses sérieuses qui monopolisent actuellement l’intérêt et l’attention des Libanais survoltés.
Parlons de ce que les quotidiens - en première page - ont appelé “un phénomène de société”. C’est-à-dire de l’élimination du seul Libanais, Melhem Zein, de la demi-finale de l’émission “Superstar” (Future TV), élimination due aux votes du public arabe, alors que demeuraient en lice une Jordanienne et une Syrienne. Un coup dur et sous la ceinture de surcroît, de quoi alerter le Conseil constitutionnel qui excelle dans la solution de ce genre de problèmes. Résultat (qui laisse songeur): malgré une guerre de quinze ans, une indépendance perdue, une souveraineté prise en otage, une crise économique qui nous propulse sous le seuil de la misère, les Libanais n’ont réussi à faire l’unité nationale qu’autour de Melhem Zein, c’est-à-dire d’un supposé affront. Et inutile d’écarquiller les yeux. N’est-ce-pas à cause d’un affront - un coup d’éventail claqué sur la joue de l’ambassadeur français par le Bey d’Alger - que la France a conquis l’Algérie?
En attendant donc d’annexer la Syrie et la Jordanie pour venger Melhem Zein, passons à un autre sujet d’ébullition: le varan de Komodo qui terrorise les paisibles habitants de Rabieh. On nous apprend qu’il est originaire d’Australie ou d’Indonésie, qu’il appartient à la famille des varanidés, qu’il est vorace, goinfre, insatiable et mange-tout. C’est une espèce rare et, de ce fait, protégée. Vraiment pas de quoi tomber sur le derrière de stupéfaction. Rare, peut-être en Australie ou en Indonésie, mais pas au Liban. Chez nous, les varanidés gouvernent. Ils sont voraces, goinfres, mange-tout, insatiables. Ils terrorisent non pas une localité, mais le pays tout entier et appartiennent aussi à une espèce protégée.
Non, non, non, ne me faites pas dire à propos, ce pourrait être très mal interprété. Parlons tout simplement - sans aucun à propos - de notre troisième centre d’intérêt, le nouveau titre que vient de se décerner notre Premier ministre: celui de Job. Job? Oui Job, ce personnage biblique, né près de Damas (ce qui a dû séduire cheikh Rafic), riche et puissant qui fut éprouvé par Dieu, perdit sa famille et ses biens et vécut sur un fumier, dans une épouvantable misère.
Dieu protège la famille du Premier ministre. Mais on a du mal à l’imaginer vivant en Sardaigne, à Paris, à bord de son boeing, dans la misère la plus noire, bien que Georges Duhamel ait écrit qu’“il arrive que l’homme riche se retrouve soudain sur le fumier de Job”. N’en déplaise à Georges Duhamel, il en faudrait beaucoup pour réduire cheikh Rafic à cette extrémité. A Dieu ne plaise! Ce qui prouve que les mots d’auteurs tombent quelquefois à côté de la plaque.
Evidemment, notre Premier ministre voulait parler de la patience de Job. Au risque de le contredire (il paraît qu’il n’aime pas ça), nous lui ferons remarquer que Job est surtout connu pour son fumier. Il n’y a rien d’insultant là-dedans.
D’autant plus qu’un fumier n’est pas toujours symbole de saleté ou de misère. C’est aussi un élément de fertilité. Une fertilité que notre Job au Pouvoir aurait pu mettre à profit comme le suggère Edmond Rostand dans ces vers devenus célèbres:
“...Un jour un jardinier m’a dit cette parole ingénue et profonde:
Si Job avait planté des fleurs sur son fumier,
il aurait eu les fleurs les plus belles du monde”.
Eh oui! ça ne sert pas seulement à se jucher dessus pour pousser des cocoricos.

Editions Speciales Numéros Précédents Contacts Recherche