Entretien avec un sénateur canadien d’origine libanaise
Pierre De Bané:
“Les Libanais ont activement contribué au développement du Canada”

Le sénateur Pierre De Bané est né en 1938 à Haïfa, en Palestine, de parents libanais. La famille a émigré au Canada à la suite de la guerre de 1947. Après avoir suivi ses études au Québec, il est devenu avocat. En 1968, M. Pierre De Bané est le premier Canadien d’origine arabe à devenir député au parlement du Canada où il est élu à cinq reprises consécutives. Il a été plusieurs fois ministre, occupant les portefeuilles de ministre des Approvisionnements et Services, ministre du Développement économique, ministre des Relations extérieures. En 1984, il est devenu membre du Sénat canadien où il siège à la commission des Affaires étrangères. L’Université de Moncton lui a conféré la distinction de docteur honoris causa en Sciences de l’administration, en reconnaissance de sa contribution importante à la société canadienne. Le sénateur De Bané est, également, décoré de l’Ordre national du Cèdre. L’institut “Diwan Ahl Al-Kalam” lui remettra une médaille d’honneur lors d’une cérémonie qui se déroulera le 1er décembre au palais de l’Unesco à Beyrouth. Notre envoyée spéciale au Canada a rencontré cette personnalité hors du commun.

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MM. Raymond Baaklini, ambassadeur du Liban au Canada,
Jean Chrétien ancien Premier ministre du Canada
et Pierre De Bané, sénateur canadien.

Que représente pour vous la médaille qui va vous être remise par l’institut “Diwan Ahl Al-Kalam”?
Je l’ai obtenue grâce à Raymond Baaklini, ambassadeur du Liban au Canada, très apprécié au Canada et qui accomplit un travail remarquable. L’importance de son travail a été soulignée par le Premier ministre canadien, lors d’un entretien avec le président Lahoud, à l’occasion du Sommet de la francophonie. L’ambassadeur Baaklini a attiré mon attention sur l’importance de cet Institut. L’objectif de l’Institut, présidé par Mme Salwa El-Khalil El-Amine, est d’honorer les Libanais qui se sont distingués à travers le monde, dans les domaines culturel, économique, politique et de créer un lien entre les émigrés libanais à travers le monde et leur pays d’origine. Cela me rend très fier et très heureux d’être distingué par cet Institut, car je n’ai jamais oublié mon origine libanaise et je me suis toujours efforcé, non seulement de conserver un lien avec le Liban, mais de faire progresser les relations entre les Canadiens d’origine libanaise, ils sont plusieurs centaines de milliers et le pays du cèdre. Pour moi, cette préoccupation a constitué une sorte de devoir moral. En conclusion, si j’ai accepté le privilège qui m’échoit aujourd’hui, c’est parce qu’il m’a semblé, en réalité, qu’à travers ma personne ce sont tous les émigrés libanais du Canada qui bénéficient de la juste reconnaissance de leur contribution à l’édification de leur pays d’adoption.

Vous avez été le premier député canadien d’origine arabe et vous êtes le Canadien d’origine libanaise le plus connu au Canada. Comment êtes-vous arrivé dans ce pays?
Mes parents étaient libanais. Mon père est originaire de Saïda et, ma mère, de Deir-El-Kamar. Mon père travaillait pour une société de chemin de fer britannique à Haïfa. Lorsque les événements ont éclaté en Palestine, il était convaincu que la situation allait rapidement s’arranger. Pour ne pas perturber notre scolarisation, il nous a envoyés en pension au Liban chez les pères Paulistes à Harissa. Lorsqu’il s’est rendu compte que l’idée de retourner à Haïfa était exclue et, comme mon frère aîné qui venait de terminer ses études d’ingénieur en pétrochimie en France, avait eu une proposition de travail au Canada, mon père a pris la décision de choisir ce pays comme terre d’exil pour la famille. Mes frères et sœurs sont arrivés en 1947 et je les ai rejoints en 1951. La plus grande difficulté pour moi, au départ, était de me retrouver dans une pension où j’étais le seul Arabe; je me suis senti orphelin de ma langue maternelle. Avec le temps, j’ai perdu cette langue à laquelle je tenais. Mais je n’ai jamais oublié que c’est au Liban que plongent mes racines. J’ai fait mes études au Québec et suis devenu avocat. Professeur de droit à la faculté de Laval à Québec, j’ai plaidé devant tous les tribunaux et je suis fier d’avoir plaidé trois fois en Cour de cassation du Canada, avant l’âge de trente ans! J’ai été, par la suite, le conseiller de Pierre-Elliott Trudeau, alors ministre de la Justice du Canada. Lorsqu’il est devenu Premier ministre, il m’a proposé de me présenter aux élections. Etant fils d’immigrés, j’avais beaucoup hésité, mais Trudeau m’a encouragé et s’est chargé de ma candidature. J’étais très timide et je ne pensais pas faire carrière dans la politique, mais les circonstances l’ont voulu autrement. J’ai donc été élu député malgré l’argument que mon adversaire avait utilisé contre ma candidature, à savoir ne pas voter pour un “étranger”. J’ai donc été le premier Canadien d’origine arabe à être élu au parlement canadien. Depuis, beaucoup d’autres ont été élus. Malheureusement, jusqu’à présent, j’ai été le seul à avoir été député, ministre et sénateur. J’espère que d’autres suivront.

Les Canadiens d’origine libanaise s’impliquent-ils dans la vie politique canadienne?
Je pense que les anciennes générations se sont peu impliquées dans la vie publique. La communauté canado-libanaise a apporté une contribution exceptionnelle dans le domaine universitaire, artistique, dans les affaires, la magistrature et nombre de professions libérales, mais a été timide pour ce qui concerne l’administration et la vie politique. Je sens que la prochaine génération, les enfants de la communauté libanaise qui naissent au Canada, se sentiront plus concernés à participer à la vie politique. C’est d’autant plus possible, qu’il n’existe aucune discrimination, ni préférence en ce qui concerne l’origine des immigrants, la société canadienne étant devenue la plus multiculturelle au monde.

Trait d’union entre le Canada et le Liban
Les Libanais sont donc bien intégrés dans la société canadienne?

Sans aucun doute, d’autant plus qu’il s’agit d’une société ouverte et tolérante. Par ailleurs, pour beaucoup d’entre eux, le fait de parler français a facilité leur intégration, notamment au Québec. Vous savez que le plus grand nombre de personnes d’origine libanaise réside dans la ville de Montréal. Bien sûr, tout n’a pas toujours été facile. Partis du Liban souvent dans des conditions pénibles, notamment depuis le dernier quart du XXème siècle, ils ont dû faire des efforts pour fonder de nouveaux foyers et trouver leur place dans la vie locale. Ils n’ont pas hésité à mettre la roue à l’épaule dans ces terres de givre et de froidure, pour se tailler une place à tous les niveaux de la société canadienne. Et alors qu’ils avaient jusque-là connu la douceur du climat méditerranéen, ils ne se sont pas laissé vaincre par les rigueurs climatiques d’un pays dont le chanteur Gilles Vigneault a dit: “Mon Pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver”. Il est vrai qu’il existe une tradition multiséculaire remontant à l’Antiquité: ce petit pays ouvert sur la mer a toujours connu des mouvements qui ont permis à son peuple d’essaimer son génie à travers le monde, au fil des âges. C’est pourquoi, les Libanais ont réussi à devenir l’une des communautés les plus actives et les mieux intégrées au Canada. Ils ont su partout prendre racine et participer pleinement aux activités de la société canadienne. Le Canada, pour sa part, a pu se réjouir de la contribution des Libanais à l’essor de nombreux secteurs de la vie économique et culturelle.
Aussi, à ma profonde gratitude envers le Canada qui a accueilli avec tant de générosité des milliers de familles aux heures sombres de l’Histoire récente du Liban, s’ajoute ma fierté devant l’exceptionnelle contribution des Libanais au développement de leur patrie d’adoption.

Les Canadiens d’origine libanaise ont-ils permis de consolider les relations entre le Liban et le Canada?
Bien sûr. Ils constituent un indispensable trait d’union entre le Canada et le Liban. Si pendant de longues décennies, les rapports entre les deux pays sont demeurés rares et distendus, ce temps est bien révolu où les deux pays se connaissaient peu. En effet, le dynamisme de la communauté d’origine libanaise au Canada, tout comme celui des 50.000 Canado-Libanais établis au Liban, a favorisé le développement de relations économiques et culturelles témoignant de l’intensité et de la vigueur des échanges qui, de nos jours, ont considérablement réduit les distances entre nos deux pays.

Les Canado-libanais et la francophonie en Amérique
Ne peut-on pas considérer que les Libano-Canadiens participent au dialogue des civilisations et à la présence de la francophonie en Amérique du Nord?

Absolument! Ils sont un élément précieux du dialogue et des relations entre les cultures. A l’heure de la mondialisation, ils contribuent à encourager l’établissement et le maintien de liens de toute nature et une meilleure connaissance entre le Proche-Orient et cette partie de l’Amérique du Nord. En réalité, le Liban et le Canada ont en partage une commune vocation: celle d’être des ponts et des passerelles entre les personnes, entre les pays et les continents. A cette fin, tous deux doivent aménager des rapports harmonieux avec de puissants voisins, tout en préservant les valeurs auxquelles ils sont attachés et qui sont leur raison d’être. Cette semblable destinée explique l’existence de liens si naturels entre nos pays dont les relations sont un exemple réussi de dialogue entre les peuples.
Pour ce qui concerne la francophonie dans une Amérique du Nord largement dominée sur le plan linguistique et culturel par l’usage de l’anglais, l’établissement au Québec d’une notable majorité de Libanais francophones, a constitué un apport appréciable à la consolidation de la langue française, non seulement dans les affaires et la vie professionnelle mais, aussi, dans divers domaines de la culture: littérature, poésie, théâtre. Importante pour le Québec, foyer de 80% des francophones du Canada, cette réalité l’est tout autant pour l’ensemble du Canada, où de nombreuses communautés francophones vivent dans différentes provinces, en sorte que cette diversité linguistique et culturelle est la marque du Canada parmi tous les pays de l’hémisphère américain.

Sur le plan politique, le Canada a-t-il une politique active pour ce qui concerne la crise du Proche-Orient et se démarque-t-il de celle des Etats-Unis?
Le Canada souhaite et œuvre en faveur d’une paix juste et durable. Dans un discours prononcé l’an dernier, j’ai proposé une solution concernant le conflit au Proche-Orient. Pour arriver à une paix véritable, il faut que les Palestiniens aient leur propre pays pour y vivre dans la dignité et la liberté, un pays qui devrait être économiquement viable. Par ailleurs, Israël a besoin de sécurité. Mon idée était donc la suivante: puisqu’Israël refuse d’avoir des soldats étrangers sur son territoire, que les pays comme le Canada, les Etats-Unis, l’Angleterre et la France envoient des troupes qui stationneraient sur les territoires palestiniens. Ces troupes auraient pour mission, d’une part, d’aider les autorités palestiniennes à maintenir l’ordre et la sécurité de façon à éviter des actions contre Israël et, d’autre part, de protéger la population des attaques de Sharon. Le Premier ministre avait apprécié cette proposition et l’avait soumise à différents chefs d’Etat et de gouvernement, notamment celui d’Israël. Ce dernier l’a rejetée. J’ai eu l’occasion de le dire, plusieurs fois, au parlement canadien, que la question du Proche-Orient est le cancer des affaires mondiales et si on n’essaie pas de le guérir, il continuera de ronger les générations à venir avec tous les risques que cela implique. Il y a l’affaire de Palestine, celle d’Irak et d’autres menaces de guerre peut-être. Parce que le moment est crucial, le Canada doit, de toute évidence, focaliser davantage sa politique étrangère sur ce problème, en poursuivant ses efforts pour conserver un point de vue pondéré, typiquement canadien, dans ses relations avec les parties au conflit. Nos politiques et nos actions dans la région doivent refléter les valeurs et les intérêts des Canadiens, non ceux des Américains, ni de qui que ce soit d’autre.
Nous devons nous efforcer de mettre un terme au conflit pour de bon. Cela ne sera possible que si la justice, la paix, l’honneur et la sécurité peuvent être assurés aux peuples qui souffrent depuis trop longtemps et avec l’aide soutenue de toutes les nations, y compris du Canada.

Zeina EL-TIBI
Notre envoyée spéciale à Montréal
Article paru dans "La Revue du Liban" N° 3925 - Du 29 Novembre Au 6 Decembre 2003
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