Sentiments mis en veilleuse, le mariage, sans cesse retardé, voire repoussé, est passé pour les jeunes Libanais au second plan. Car, avant de franchir le pas, il leur faut, d’abord, trimer pour affronter et résoudre un tas d’obstacles et après l’union scellée, trimer encore pour surmonter d’autres obstacles, ceux à caractère plus durable...
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Au Liban, passer au statut d’adulte commence, traditionnellement, par contracter un mariage, vivre dans un autre logement et avoir un enfant. Autrement dit, lorsqu’on est confronté à des responsabilités irréversibles qui changent profondément notre statut. Cependant, sous l’effet de plusieurs facteurs, ce passage fatidique est, ces dernières années, sans cesse retardé, voire repoussé, de sorte à ce que la moyenne d’âge chez les femmes lors du mariage a atteint 28 ans en 1996, contre 23 ans en 1970. Chez les hommes, cette moyenne s’est élevée de 29 ans dans les années soixante-dix, à 31 ans en 1996.
Les causes sont multiples: précarité économique, émigration croissante entraînant des changements socio-démographiques, taux de chômage élevé, allongement de la durée des études, doublé d’un retard dans l’entrée dans la vie active et d’une insertion professionnelle de plus en plus difficile, crise de logement, autoritarisme parental traditionnel, accentué par une dépendance matérielle et affective (vis-à-vis des parents). Bref, la liste des entraves à l’engagement matrimonial des jeunes couples libanais est longue à énumérer. Génération désenchantée et tenaillée par un sentiment d’impuissance, la jeunesse libanaise se retrouve donc aujourd’hui noyée dans un contexte économique incertain et heurtée à un parcours professionnel de moins en moins stable, perdant ainsi l’équilibre précieux entre les deux sphères, professionnelle et privée, véritable clef d’une vie réussie.
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DÉFICIENCE EN HOMMES
D’après une enquête sur “l’entrée des jeunes dans la vie active et l’émigration”, menée par l’USJ en 2001-2002, la population libanaise se caractérise par une déficience en hommes aux âges actifs, sachant qu’à partir de 30 ans et jusqu’à l’âge de 50 ans, le nombre d’hommes est inférieur à celui des femmes. Toujours d’après cette même étude, le taux de célibat des femmes est relativement élevé puisqu’à 50 ans, 8,6% des Libanaises ne sont pas toujours mariées, alors que le taux de célibat des hommes aux âges avancés reste inférieur à celui des femmes. En revanche, il est plus élevé dans les tranches d’âge inférieures à 35 ans.
Quoique l’augmentation du taux de célibat est une conséquence immédiate de la déficience en hommes et du déséquilibre dans le rapport de masculinité (effectifs des femmes/effectifs des hommes), la réticence des jeunes couples provient, également, d’autres facteurs. Bien que filles et garçons n’ont ni les mêmes priorités, ni les mêmes goûts, il n’en demeure pas moins que des deux côtés, la pression du malaise socio-économique est très forte. Face aux contraintes et exigences de la réalité, les Libanais, tous sexes confondus, se sont retrouvés des points et des intérêts communs. Ainsi, il s’agit d’abord et, avant tout, pour eux de repousser le spectre du chômage, un des premiers handicaps au mariage surtout que le taux de chômage est plus élevé chez les jeunes âgés de 18 à 35 ans, que pour la population en âge de travailler (constituant 71,3% de l’ensemble des chômeurs) enregistrant un taux de 23,2% pour les jeunes femmes et 11,8% pour les jeunes hommes. La différence entre les deux taux est due à l’entrée massive des jeunes femmes sur le marché du travail.
Cela, sans oublier que la plupart des jeunes Libanais sont souvent obligés d’accepter des emplois temporaires et mal rémunérés, car la fin des études ne correspond plus, systématiquement, à l’obtention d’un poste stable, mais à une période plus ou moins longue de recherche d’emplois, de “petits boulots” et de stages souvent bénévoles, destinés à acquérir l’expérience exigée des débutants par les employeurs.
Ils commencent, ainsi, leur vie professionnelle, en général, par des emplois sous-qualifiés par rapport à leur niveau de formation. Aussi, faut-il admettre que d’un côté, les jeunes Libanais reçoivent toujours de leurs parents une aide pécuniaire précieuse, constituant souvent la majorité des ressources à leur disposition, alors que d’un autre côté, ils cohabitent avec leurs parents jusqu’à un âge avancé, plus précisément jusqu’au mariage. Certains couples vont même jusqu’à s’installer avec l’ensemble de la famille, même après le mariage! Car outre les raisons conjoncturelles liées au marché du travail et au marasme économique, s’ajoute un autre problème: en l’absence d’une véritable politique d’aide sociale au logement (sauf, peut-être, celle menée par l’Institut National de l’Habitat, mais qui reste fort limitée vu la demande), le logement constitue un des obstacles majeurs au mariage, puisque s’approprier un appartement à Beyrouth, à titre d’exemple, est quasi-impossible, en tout cas au-delà des moyens de la majorité des jeunes, vu les prix exorbitants. Pour eux, la seule issue consiste donc à choisir entre deux options: se résigner à louer même, si le loyer est fort élevé; soit obtenir un prêt auprès d’une banque et acheter, mais en échelonnant les paiements. Autrement, retarder le mariage jusqu’à un avenir incertain, dans l’espoir de meilleurs conditions et changements potentiels!
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Fonder un foyer ressemble parfois à un rêve lointain, voire incertain. Le manque de moyens et l’absence de perspectives claires en sont les causes principales.
Bien que ne revendiquant pas ouvertement leur sexualité les Libanais se sont affranchis de certains tabous. |
LE CHEMIN DE L’ÉMIGRATION
D’autre part, devant l’ampleur du chômage des jeunes, les pouvoirs publics libanais n’ont mis en place, jusqu’à maintenant, aucun dispositif d’aide à l’insertion et à l’emploi. Par ailleurs, la faible capacité de l’économie à créer des emplois, a incité beaucoup à choisir le chemin de l’émigration définitive ou provisoire. Ainsi, un peu plus du tiers des jeunes actifs âgés de 18 à 35 ans, ont déclaré vouloir émigrer. Toutefois, cette fréquence est plus élevée parmi les jeunes hommes (43,3%) que parmi les jeunes filles (23%), en tenant compte que l’obtention d’un emploi ou de meilleures conditions de travail constituent la cause principale du souhait de départ et que 30% des jeunes actifs veulent quitter pour aller travailler ailleurs - représentant ainsi 80% des jeunes souhaitant partir. Cette émigration, de plus en plus croissante, a entraîné beaucoup de changements socio-démographiques. Elle a été, également, accompagnée par des évolutions de mentalités et des comportements sociaux très visibles, surtout du côté de la femme.
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TENDANCE IRRÉVERSIBLE
Longtemps jugées incapables, les femmes libanaises étonnent par leurs résultats. Confinées à la maison dans l’attente du prétendant idéal, le mariage étant considéré comme la conclusion naturelle, la finalité et le but de l’existence d’une fille, les jeunes Libanaises ont su échapper aux carcans de la société traditionnelle. D’abord, via l’éducation porteuse de grands changements. Avec un niveau d’études à la hausse, elles n’ont pas seulement montré le goût d’apprendre, mais ont aussi envahi le marché du travail: environ un quart des jeunes travailleurs sont des filles, sachant que parmi lesdits travailleurs, 5,2% poursuivent parallèlement des études. Cette proportion est plus élevée chez les jeunes filles (10,4%) que chez les jeunes hommes (3,8%). Actuellement, plus nombreuses dans les catégories des professions libérales et techniques, les professions intermédiaires et les professions administratives, la tendance irréversible des jeunes Libanaises à vouloir travailler ne doit pas masquer le fait qu’il s’agit pour elles, surtout, d’un rattrapage. D’un autre côté, éduquées et indépendantes, financièrement, malgré un nombre de résistances et d’inégalités flagrantes qui persistent en particulier dans le domaine de l’emploi - elles ne sont pas près de lâcher une émancipation dûment acquise plaçant, désormais, la barre très haute dans la sélection de leur futur conjoint et choisissant dans l’ensemble de pousser leurs études et d’obtenir un emploi avant de se marier, de préférence avec un conjoint issu du même milieu social, ayant le même niveau académique et culturel, sinon plus.
Les chômeurs français ont recours à l'ANPE
(Agence nationale pour l’emploi)
pour trouver du travail.
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Mis à part les petits boulots sans réelles qualifications, le travail manque.
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POPULATION EN DANGER
Réduire la réticence ou le refus des jeunes à s’engager à une simple question d’ordre occasionnel, est de nature à déformer le problème et à minimiser ses dangers. Tout comme prétendre que les changements socio-démographiques survenus au Liban ces dix dernières années, n’auront aucun impact sur l’avenir de la population libanaise est faux. S’il est vrai que le Liban a connu, historiquement, des vagues d’émigration, il serait judicieux de signaler que l’ampleur de ce phénomène, ces derniers temps, conjuguée à d’autres facteurs so-ciaux, a nui à la structure de la pyramide des âges de la population libanaise et influencé négativement sa croissance. Car l’accroissement du taux de célibat s’est accompagné, non seulement d’une régression de la mortalité (causée par l’évolution de la médecine) mais, aussi, d’une régression des naissances (environ 24 naissances pour chaque mille individus en 2000, contre 34 naissances avant la guerre), ainsi qu’une régression du taux de fécondité. Cette dernière a induit une réduction de la taille des ménages (4,6 personnes par ménage, contre 4,8 en 1997), ainsi qu’une diminution du nombre moyen d’enfants par ménage (2,6 contre 2,5). De sorte que le taux de croissance de la population a chuté de 2,5% avant la guerre, à 1,3% en 2000, menaçant sérieusement la pyramide des âges, puisqu’on s’attend, d’ici à quinze ans, que la croissance régresse jusqu’au taux zéro!
La réussite se trouve
parfois à l'étranger.
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Les jeunes couples ont besoin de stabilité financière afin d’espérer bâtir un foyer solide.
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En résumé, que faut-il comprendre? Que notre croissance est en danger; notre population est, de plus en plus, vieillissante, alors que notre pays se vide, jour après jour, de sa jeunesse, de sa force active essentielle à son redressement politico-économique. Et ce, sans que le pouvoir ait entrepris quoi que ce soit pour la retenir mais, au contraire lui donnant les raisons de renoncer en ré-primant et malmenant ceux qui ont choisi de rester, chaque fois qu’ils invoquent leurs droits légitimes! Dans ce contexte, peut-on véritablement blâmer les jeunes de chercher leur avenir ailleurs? De renoncer à s’engager dans un avenir incertain? Sûrement pas. Même si, depuis quelques années, des voix ici et là se sont élevées pour sonner le glas, alerter la société et le pouvoir, rien n’a été entrepris pour aider la jeunesse libanaise. Son seul espoir réside dans sa propre capacité d’affronter, de réagir et de résoudre les difficultés qui l’assaillent mais, aussi, dans son instinct de survie. Car sans aucun doute, il est question là de sa survie! Quel rapport la société libanaise entretient-elle avec sa jeunesse? Comment les jeunes abordent-ils l’engagement? Comment expliquer les hésitations des jeunes devant le mariage et l’accroissement du taux de célibat? En réponse à ces questions, Ougarit Yunan, sociologue, explique: “Les circonstances politiques, socio-économiques, d’une société quelconque, ainsi que les répercussions de la guerre influencent, sans doute, l’engagement matrimonial des jeunes couples. Toutefois, elles ne font que le retarder, puisque l’engagement officiel demeure, jusqu’à maintenant, le seul exutoire poour exprimer ses besoins affectifs ou sexuels, en particulier dans les sociétés traditionnelles où toute relation amoureuse ou sexuelle hors les liens du mariage est moralement réprouvée.
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TAUX DE CÉLIBAT ÉLEVÉ
“Si le taux de célibat est, actuellement, élevé au Liban, cela ne veut en aucun cas dire, que les couples ne se marient plus. Au contraire, l’engagement matrimonial est toujours conçu dans l’inconscient collectif comme une finalité. La preuve est de sorte qu’à chaque fois qu’un Libanais rencontre une connaissance, il s’enquiert de son statut. Es-tu marié ou pas? Alors, c’est pour quand le mariage?”, etc...
Même les seniors bien établis sont touchés par la crise mais ont moins tendance
à quitter le pays.
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Certains expatriés se disent heureux dans leur pays d'accueil.
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Une manière de situer l’individu dans la société. D’autre part, parallèlement à la crise économique et à une politique d’habitat insuffisante, on a vu l’Etat déléguer ses tâches au pouvoir confessionnel et religieux. “Les autorités confessionnelles ont pris à leur charge les questions liées au planning familial et au logement, de sorte que chaque confession monopolise sa jeunesse”. Cependant, sur le plan relationnel, affectif et sexuel, les jeunes Libanais sont devenus plus exigeants. Ils sont nombreux à repousser ou retarder l’échéance, certains pour pouvoir profiter plus de leur indépendance; d’autres pour asseoir leur situation. En tout cas, un changement s’est opéré au niveau de la perception du mariage: il n’est plus une finalité, ni une source d’angoisse, le retard n’étant plus mal vu par la société. Filles et garçons essaient, aujourd’hui, de vivre librement leurs besoins et désirs sexuels ou affectifs. Même s’ils sont encore minoritaires à déclarer, ouvertement, ou à revendiquer cette liberté sexuelle et affective, il n’en demeure pas moins qu’ils ont franchi le rubicon.
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LA SOCIÉTÉ EN PHASE DE TRANSITION
Ajoutant que “rien n’entrave le changement. Une fois amorcé, il n’y aura ni recul, ni retour en arrière, précise-t-elle. Même si certains comportements sont toujours jugés répréhensibles ou “tabous”, la société libanaise est en phase de transition, sans oublier que le début de tout changement est un moment difficile, chaotique en quelque sorte”. Déboussolés et ballotés par les circonstances, les jeunes Libanais finiront par retrouver de nouveaux points de repère et par redéfinir leurs priorités et créer une nouvelle échelle de valeurs où “l’institution du mariage cessera d’être une finalité, le seul moyen de reconnaissance de l’autre et où l’individu sera reconnu en tant que valeur en soi. A ce moment-là, tout un chacun, homme ou femme, libéré du poids des normes et du carcan de la société traditionnelle, aura la possibilité de vivre pleinement sa vie et ses besoins sexuels et affectifs sans complexe”. Et d’expliquer qu’après les guerres et les violations des droits de l’homme, des valeurs humaines, la violence qu’elles engendrent, les sociétés cherchent à s’accrocher à la foi, aux valeurs familiales, aux principes moraux qui sont à leur disposition, à se reconvertir à la religion. “Au Liban, remarque-t-elle, on assiste, actuellement, à une “promotion méthodique” de l’ins-titution du mariage de la part des différentes confessions. Ce n’est ni une action spontanée, ni à l’improviste, mais une action bien organi-sée qui consiste à encourager les jeunes à fonder une famille et à procréer souvent dans un souci démographique et, par conséquent, politique. Ce n’est que lorsque la société se transformera d’une société tribale en une société où le bien-être de l’individu prime; alors, à ce moment seulement, les choses changeront”, conclut-elle.
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