Il faut bien se rendre à l’évidence. Le peuple libanais est doué d’une impressionnante capacité d’organisation dès qu’il décide de manifester sa joie et son bonheur. Dans la foulée, sa générosité est sans égale pour contribuer aux frais de la fête. Habitué à vivre au-dessus de ses moyens, le poids de ses dettes ne l’arrête jamais. C’est de tradition ancestrale.
Aussitôt connu le vote par la Chambre de la prorogation du mandat du président de la République, de magnifiques feux d’artifice ont illuminé le ciel tout le long de la côte et les montagnes pendant plusieurs heures de suite. D’immenses portraits du président réélu sont apparus comme par enchantement un peu partout. Des ca-licots ont surgi à travers les grandes artères rendant hommage au chef de l’Etat. Pendant tout le week-end, des cortèges de voitures, drapeaux divers brandis, ont sillonné les rues acclamant l’élu.
Bref, tout le Liban a pavoisé. Aucun effort, aucune dépense d’argent n’ont été épargnés pour témoigner de la liesse populaire dans un élan remarquable de spontanéité doublé de perfection dans l’improvisation. C’était, en tout cas, censé être spontané et improvisé. Qui irait en douter?
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Il y a, bien sûr, des mécontents. Ils étaient quelque vingt-neuf députés à la Chambre pour les représenter. Mais l’acclamation populaire a vite fait de couvrir leurs voix. On peut les qualifier de rabat-joie. On les laissera déverser leur bile. Ils n’arrêteront pas la marche du temps.
C’est, désormais, dans cet esprit que roule le char de l’Etat. Et pour rattraper le temps perdu, il ne dispose plus que de trois années. Ce sera un galop décisif. Il a donc besoin d’acclamations continues.
Les habitués de l’hippodrome de Beyrouth sont fa-miliers de ce genre de trépignement de la foule des spectateurs à l’approche des chevaux de la ligne d’arrivée.
Les paris sont donc ouverts. Si vous n’êtes pas de ceux qui ont misé, vous pourriez vous estimer encore heureux “en restant assis par terre en ce point le plus bas d’où l’on ne peut être déposé”. Selon la jolie comparaison du philosophe Alain qui nous invite à penser “au point merveilleux d’un bon nombre de sages assis par terre et jugeant l’acrobate”. Vous applaudirez si le numéro est réussi; mais pas avant.
En tout cas, jusque-là, contentez-vous de cultiver vos choux si vous possédez encore un carré de jardin.
Le lecteur pardonnera peut-être ces propos désa-busés sur un événement comme on en a vu bien d’autres semblables au cours des cinquante dernières années. Sans autre résultat qu’une régression conti-nue de la pratique de la démocratie parlementaire.
Evidemment, cela pourrait être un sujet d’inquiétude pour l’avenir du système libanais et de ce qui lui reste de principes démocratiques. Mais où sont les nouvelles générations de citoyens imprégnés d’une doctrine nationale et constitutionnelle claire, comme l’était la génération des premières années de l’indépendance? Mais celle-là, non plus, n’avait pas pu retenir longtemps le pays sur la voie de la dégradation. On dirait une fatalité. La fatalité dont est frappé un petit pays piégé par des conflits régionaux qui le dépassent.
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Pour en revenir au problème actuel, une dernière observation doit être faite.
S’il y avait la moindre chance que se forme une opposition en nombre suffisant pour faire échec au projet de prolongation du mandat présidentiel, elle était perdue dès le moment où l’Administration Bush a manifesté lourdement son hostilité à ce projet. L’intervention américaine dans le débat inter-libanais s’est produite comme l’irruption d’un pachyderme dans un magasin de porcelaine. Alors que la pression de Damas, quoique à peine plus discrète, produisait déjà une mobilisation de l’opposition, les prises de position répétées et tonitruantes de la Maison-Blanche sont venues inverser le courant.
Ainsi, dans le cadre étroit et strictement libanais, on a eu une illustration de la méfiance, voire de l’hosti-lité que suscite partout la politique arabe de l’Administration Bush. Même dans une société aussi ouverte que la société libanaise et où la sympathie pour l’Amérique est aussi traditionnelle que largement répandue, personne, néanmoins, hors quelques fidèles d’un courant devenu marginal, ne veut apparaître inféodé, de quelque façon que ce soit, aux intérêts américains. Il n’y avait, pour en avoir la confirmation, qu’à considérer l’identité de la majorité des personnes qui ont défilé à Baabda pour féliciter le président réélu, ainsi que celle des partis qui ont publié des déclarations de ralliement.
Cela peut paraître, parfois, irrationnel; mais la raison n’est pas toujours maîtresse de toutes les réactions. |