L’ennemi public numéro un
Par Aline LAHOUD

Comme par les temps qui courent, la vérité est devenue une notion à géométrie variable - et de toute façon pas du tout bonne à dire et encore moins à écrire - et en attendant que Jean Obeid finisse par river son clou à la communauté internationale, rabatte le caquet du Conseil de sécurité et fasse jeter la 1559 à la poubelle, je me suis dit qu’il vaut mieux changer de registre, diversifier mes centres d’intérêt et me recycler dans le quotidien de ce spécimen d’infortune qu’est le contribuable libanais, livré pieds et poings liés à ce monstre tentaculaire et insatiable qu’est l’administration de ce pays.
La petite histoire raconte que jadis le président Fouad Chéhab - qui n’en revenait pas - présenta en plein Conseil des ministres une formalité officielle portant 116 signatures. A part à la Sûreté générale, rien n’a changé depuis.
Aujourd’hui, cher concitoyen compagnon d’infortune, attention où vous mettez les pieds; le terrain est plus miné que les voitures qui sautent un peu partout en Irak. Attention surtout d’avoir un papier officiel à la main, ou si vous en avez un, faites-en une boule et jetez-le au panier, mais surtout n’essayez pas de le faire signer. Car si vous vous engagez dans cette voie, vous risquez de finir vos jours dans une camisole de force. Et comme il vous faut un papier timbré et des signatures pour vous faire interner, vous n’avez même plus le recours de devenir fou.
Voici telle que vécue comment se déroule “l’opération signatures”. Vous arrivez timidement avec votre papier. Attente interminable dans un couloir chauffé à blanc en été et refrigéré en hiver où la crasse le dispute au relent d’une nourriture mal digérée. Vous êtes finalement admis en présence d’un fonctionnaire qui lit son journal tout en sirotant une tasse de café. Vous dites “bonjour, monsieur”. Il lit toujours. Vous toussotez. Il prend une gorgée de café. Vous retoussotez, il décroche le téléphone et s’abîme dans une conversation d’où il ressort que sa soirée sera riche en aventures croustillantes. Vous toussotez à nouveau. Il raccroche et disparaît derrière une porte. Un temps mort, au bout duquel il réapparaît et vous tourne le dos. Nouvelle toux déchirante celle-là. Ce n’est qu’au moment où votre toux menace de se transformer en coqueluche qu’il daigne enfin lever sur vous un regard excédé. Vous tendez le papier.
- Où est le numéro?
Vous répondez que le numéro en question est inscrit à droite au crayon rouge. Pour que ce papier soit valable, explique-t-il dégoûté, il faut que ce numéro soit à gauche et en bleu.
Après une course contre la montre de plusieurs jours et des stations devant des dizaines de fonctionnaires, vous finissez par comprendre qu’il vous faut avant tout un paraphe de l’Economie. A l’Economie, on vous demande où diable se trouve la signature des Affaires sociales. Les Affaires sociales vous réclament une copie du procès-verbal de la police.
Au poste de police, on veut savoir si vous jouissez de toutes vos facultés mentales pour vous amener avec un papier non accompagné d’une attestation du moukhtar. Le moukhtar vous renvoie à l’Etat-civil. L’Etat-civil, qui ne trouve pas votre nom sur ses registres - parce qu’il est mal orthographié - conclut que vous n’existez pas. Vous finissez par atterrir aux Finances et les Finances sont justement le fonctionnaire que vous avez visité en premier. Il faut avoir passé par là pour comprendre les impulsions homicides de certains cas de paranoïa aiguë. Sans comtper qu’au cours de votre errance à travers les labyrinthes de l’administration, vous avez déjà payé en pots-de-vin l’équivalent de 50% de la somme que vous deviez encaisser et que par ailleurs vous n’encaisserez jamais.
A part le fait que corrompue jusqu’à la moelle, anarchique, croissant comme une herbe folle et vénéneuse et qu’elle bouffe les trois-quarts du budget de l’Etat, cette administration semble avoir mis au point un code du parfait fonctionnaire destiné à donner un nouveau look aux méthodes du marquis de Sade:
1) Toutes directives et circulaires destinées au public sont rédigées de telle sorte que quoi que vous fassiez, vous êtes toujours en contravention avec la loi.
2) Un fonctionnaire libanais ne prend pas de décisions, il promet de “prendre en considération”, “d’étudier favorablement”, “d’en référer à qui de droit”.
3) - Les dates limites n’existent pas. Elles s’appellent “Inchallah” ou “Boukra”. Et tant Inchallah que boukra sont des notions élastiques qui varient de quelques mois, quelques années, voire de l’espace d’une vie.
4) - En principe, les fonctionnaires sont dans leurs bureaux de 8 heures du matin à 2 heures de l’après-midi. En pratique, ils sont soit “en conférence”, soit “chez le directeur”, soit “sortis déjeuner”. Certains ont mis au point une technique qui leur permet “d’être partis déjeuner” avant d’être “sortis de chez le directeur”.
Tel est “l’Etat des institutions” que l’on nous a promis, que l’on continue à nous promettre. Ils savent que nous ne sommes pas aussi bêtement crédules, comme ils savent que nous savons qu’ils ne sont pas crédibles. Mais de toute façon, ils s’en fichent. Ce n’est ni vous ni moi qui les avons portés au pouvoir.

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