Pourquoi faut-il toujours que ce soit les meilleurs qui partent les premiers? Est-ce peut-être pour avoir été premiers en tout qu’ils partent trop tôt?! Trop vite, comme un esprit qui s’élève vers le meilleur et l’idéal? Trop libres, pour rester enveloppés dans leur carcan humain? Trop rebelles, pour accepter la sujetion à la vie?

La foule recueillie durant les obsèques.
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Le Liban consterné, révolté et chagrin, a fait ses adieux à Samir Kassir, journaliste, écrivain et penseur, qui laisse la plume orpheline et le printemps de Beyrouth sans fleur.
Encore un cèdre qu’on étête, un symbole du Liban éternel, libre et souverain, un exemple de savoir, de culture et de patriotisme.
Il s’en est allé sous les applau-dissements des vivants, rejoindre le cortège des morts pour la liberté d’expression et le verbe courageux. Les applaudissements, certes, il les méritait, mais pas comme cela. La stature de grand journaliste et penseur, cela lui allait bien, mais pas dans un cercueil, car Samir était de la trempe de ceux qui ne meurent pas.
Dans un élan spontané, les Libanais avaient rejoint la famille du disparu, ses père, mère, épouse, filles et frères, ses collègues du quotidien “An-Nahar”, ses camarades de la Gauche démocratique, ses étu-diants admiratifs, pour un dernier adieu place de la Liberté.
Nombreux, des personnalités politiques et diplomatiques en tête, arboraient le foulard rouge et blanc de l’opposition qui fut son idée.
Sur les immeubles environnants, de grands portraits de Samir souriant à la vie et à Beyrouth, sa ville qu’il aimait tant. Mais son regard prenait, soudain, l’envol de l’au-delà, au milieu des drapeaux libanais et ceux de la Gauche démocratique qu’il venait de concevoir.
Le cercueil recouvert du drapeau libanais est porté à bout de bras par son frère, Walid en sanglots; par Elias Atallah, Gebran Tuéni, Akram Chéhayeb et de nombreux amis et confrères, jusqu’à l’immeuble du journal “An-Nahar” où on le fait danser devant un énorme portrait de Samir sur la façade. Sanglots et vivats fusent de toutes parts. Son épouse Gisèle Khoury est en colère: c’est aujourd’hui qu’on déploie tout ce dispositif de sécurité, “alors qu’ils ne l’ont pas protégé quand il le fallait”. Elle mène le cortège sous une pluie de pétales de roses. A ses côtés, ses enfants et ceux de Samir d’un premier mariage, Mayssa et Léana; ses frères Sleimane et Walid, ses parents, l’équipe du “Nahar”: Ghassan et Gebran Tuéni en tête, les pères René Chamussy et Salim Abou de l’USJ, où Samir était professeur...
A son bureau du 5ème étage au “Nahar”, la chaise du journaliste est recouverte du drapeau libanais; une rose blanche gît sur le siège, une autre rouge sur son bureau, ultime preuve d’affection de ses confrères.
Le cortège s’avance encore pour s’arrêter place de l’Etoile, devant le parlement, avant de s’engager sous les applaudissements émus dans la nef centrale de la cathédrale Saint-Georges des grecs-orthodoxes dans le centre-ville. Un livret rouge regroupant les derniers articles de Kassir et des portraits de lui sont distribués à l’entrée de la cathédrale. Les mots sont impuissants pour décrire la douleur de sa famille brisée par le chagrin, par la perte d’un fils, d’un époux, père, frère, si génial.
Mgr Georges Khodr, métropolite du Mont-Liban, qui donne l’absoute à Samir Kassir, assisté de Mgr Elias Audeh, rend un vibrant hommage au défunt, le comparant au Bien luttant contre le Mal, contre “le dragon qu’il a souvent blessé”, mais qui s’est vengé atrocement, assurant que “même les dragons ont une fin et que Dieu en triomphe toujours”.
Léana et Mayssa, anéanties, éplorées, caressent sa photo, leurs têtes posées l’une contre l’autre. Cachant ses yeux sous des lunettes sombres, son épouse pleure en silence. Tout va trop vite. Les religieux bénissent le cercueil. Nayla Gebran Tuéni prend la parole. Ses mots vont du cœur; elle parle au nom de l’équipe d’An-Nahar: “Nous n’acceptons pas que la plume de Samir Kassir se brise... lui le martyr des jeunes du Liban, celui de nos espoirs dans un avenir meilleur. Le martyr de notre rêve, d’une terre qui porte en elle l’audace et le courage, celui de nos espoirs dans une vie libre, indépendante et digne, le martyr de notre rejet de la dictature, du crime, de la trahison et du terrorisme”...
La cousine de Samir Kassir, épouse de l’ambassadeur de Grande-Bretagne, James Watt prend la parole en anglais, elle parle de ce qu’il fut, de ses qua-lités, de l’affection qu’on lui vouait. Elias Atallah dénonce “le régime sécuritaire qu’il accuse - comme beaucoup - du meurtre de Samir. Il loue son courage, sa plume pertinente...”
La foule se presse pour présenter ses condoléances. Un dernier regard à Samir dans le cercueil que l’on ouvre sous les yeux des parents effondrés et c’est le grand départ pour le cimetière Mar Mitr à Achrafieh, sous les applaudissements nourris d’une foule en colère.
Incrédules, les personnes présentes voient Samir disparaître derrière une stèle de marbre blanc gravée à son nom...
Non, ce n’est pas possible que ce soit toi, Samir Kassir, le lycéen d’hier, le rebelle (du Grand Lycée) de toujours qui s’en va ainsi; l’anti conformiste, le brillant, le crack en philo, l’ironique, le rêveur, le libre-penseur, Samir le préféré de (Jean-Claude) Morin (prof de littérature). Samir l’unique. Adieu.
Samir Kassir en quelques lignes
Le journaliste libanais d’opposition, Samir Kassir, était un des grands noms de la presse libanaise où il collaborait au quotidien “An-Nahar” et ne ménageait pas ses critiques notamment contre le régime syrien. Agé de 45 ans, Samir Kassir, grand de taille, visage souvent rieur, orné d’une barbe poivre et sel, les yeux vifs, avait longtemps collaboré au mensuel français, “Le Monde Diplomatique”. Il détenait aussi la nationalité française. Il avait travaillé en tant que chercheur à Beyrouth au Centre français d’études et de recherches du Moyen-Orient (CERMOC) où il a publié sa thèse sur la guerre au Liban.
Samir Kassir est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le Liban et le monde arabe. On peut citer entre autres “La guerre au Liban” , “Histoire de Beyrouth” paru en 2003 et “Considération sur le malheur arabe”, édité en 2004. Il était aussi professeur de sciences politiques à l’université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ).
Il avait écrit une série d’articles contre le “régime militaro-policier” établi par la Syrie au Liban et l’un de ses virulents articles était intitulé “Des militaires contre le peuple” |
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