Un attentat à la voiture piégée coûte la vie à Gebrane Tuéni
On a voulu faire taire le coq, son chant se poursuit

Trop, c’est trop! C’est incroyable, inadmissible, révoltant... Non, pas Gebrane Tuéni, ce matador de 48 ans à la voix tonitruante, qui ne craint pas les arènes mais y fonce, la tête la première, plein de foi dans son combat acharné pour la liberté et l’indépendance de son pays, brandissant sa cause nationale, comme son enfant, dont il est fier, comme un flambeau qu’on vient hélas! de le contraindre à passer trop tôt... L’appel clair lancé tous les matins par son quotidien “An-Nahar”, pour le militantisme, la réforme, la liberté, l’indépendance et la démocratie, s’est éraillé lundi dernier, par une tentative vaine d’étouffer le cri du “coq légendaire” et de celui qui l’incarnait. Gebrane Tuéni, l’enfant terrible de la Presse, se savait menacé, ciblé, attendu. Il savait, aussi, comme le disait sa mère, la regrettée poétesse Nadia Tuéni, que dans les pays où on craint les idées, “On tire sur une idée et on abat un homme”. Que dire à Ghassan Tuéni, ce géant à qui la vie a réservé tous les honneurs et tous les malheurs; qui a vu partir l’un après l’autre, sa petite Nayla, son épouse Nadia; ses fils, Makram et - maintenant - Gebrane, son soutien et son espoir? La mort, Ghassan Tuéni, tout comme Gebrane avant lui, il en avait fait un compagnon de vie. L’homme mort, est-il seulement réduit au silence? Pas du tout, quand on sait que les mots portent loin, très loin, surtout après la disparition de ceux qui les ont dits. Ils s’inscrivent, alors, dans les consciences et les cœurs, habitent la mémoire et continuent leur œuvre jusqu’au bout: liberté, indépendance des termes qui deviennent tous les jours plus précieux, puisque payés tous les jours d’un sang plus cher qui fait qu’on y tient, désormais, plus que tout et qu’un assassinat abject ne peut nous en faire démordre. Au contraire, il augmente l’attachement de toute une génération, de tout un peuple, de toute une nation à leur accomplissement effectif.

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Il aura suffi d’un souffle pour que le bosquet entre Mkallès et Jisr el-Bacha se transforme en vision d’apocalypse

Lundi 12 décembre, il est près de 9 heures, quand retentit une déflagration. Les Libanais déjà en route pour leur travail, ne l’ont pas tous entendue, d’autant plus qu’ils commençaient à oublier la série d’attentats terro-ristes qu’on leur avait annoncée et qui semblait décroître. Empruntant une route secondaire de Mkallès, serpentant parmi les usines de la région, Gebrane Tuéni descendait de sa résidence de Beit-Méry en direction du quotidien “An-Nahar”, dont il est le P-DG. Mais il n’y arrivera pas ce lundi 12 décembre: son destin l’attend au tournant entre Mkallès et Jisr el-Bacha; la voiture piégée qui le menaçait depuis longtemps, explose projetant sa voiture dans la vallée. En touchant le sol, le véhicule prend feu. Gebrane Tuéni est tué sur-le-coup, ainsi que son chauffeur, Nicolas Flouti et son garde du corps, André Mrad. Les Libanais mettront près de deux heures avant d’apprendre l’horrible nouvelle, d’autant que beaucoup d’entre eux ignorent que Gebrane Tuéni était rentré la veille à Beyrouth.
On le croit encore à Paris où il s’est rendu pour assister à la remise de la Légion d’honneur à son père, Ghassan Tuéni. Mais les criminels, eux, guettaient son retour... Pour les médias qui transmettent les premières images du crime, Gebrane “aurait échappé à l’explosion qui s’est produite après son passage”. Mais le visage des speakers a tôt fait de changer, quelques minutes plus tard: celui qui semblait défier toutes les menaces, avait péri dans l’attentat.

photo Une voiture calcinée sur les lieux de l’attentat.

photo Un cadavre gisant sur la chaussée.

LES LIEUX DU CRIME
Il aura suffi d’un souffle pour que le bosquet entre Mkallès et Jisr el-Bacha surplombant la vallée de Daychouniyé, se transforme en vision d’apocalypse. Les voitures retournées flambent, notamment la Range Rover de Gebrane Tuéni, les quatre roues en l’air qui vient d’atterrir sur une route en contrebas.
L’incendie se propage dans le bois. Des cadavres gisent déchiquetés, dont on retrouve les membres çà et là. Certains sont sans tête.
Alentour, les usines ont perdu leurs vitres. Les portes et les fenêtres sont sorties de leur cadre.
Les journalistes accourus sont interdits de passage par les FSI qui ont établi un cordon de sécurité. Ils attendent des nouvelles de Gebrane, car on sait qu’il emprunte, quoti-diennement, cette route. Son épouse Siham accourt sur les lieux; puis, repart atterrée. Ce n’est que plus tard que la triste nouvelle sera connue. La Croix-Rouge évacue les morts et les blessés. Les pompiers parviennent à neutraliser les multiples incendies déclenchés dont la fumée couvre encore les lieux vers midi. La charge explosive qui serait de 40 kg de matière fortement explosive, a été actionnée par télécommande.
La voiture piégée, une fourgonnette de marque Renault “Rapid”. Les lambeaux de l’engin sont chargés sur une camionnette et des suspects, dont un Syrien sont emmenés... La Renault dont le châssis et le matricule ont été retrouvés, serait entrée au Liban par le port de Tripoli. Si d’habitude, les personnalités politiques accourent sur les lieux du drame, elles auront cette fois brillé par leur absence et cela est compréhensible. Que dire après que l’inénarrable ait eu lieu? Que condamner, contester, déplorer? A quoi cela sert-il encore de s’indigner? Néanmoins, le député Ghassan Moukheiber est là, la gorge nouée par l’émotion. Mais c’est le député Marwan Hamadé, oncle maternel de la victime, qui laisse éclater sa colère et accuse, sans mâcher ses mots, Bachar Assad, le président syrien, de ce crime et de tous les autres qui l’ont précédé, dont celui auquel il a lui-même échappé... 2005 ne s’en ira pas avant d’avoir complété son score d’année charnière, élevant à quinze le nombre des attentats terroristes et plongeant le Liban dans un deuil qui ne semble pas près de finir. Et nous pousse à nous demander non sans peur; qui donc sera la prochaine victime tant que les criminels courent toujours en toute impunité, sans plus se demander qui sont les instigateurs et les exécutants de ces crimes.

photo L’armée a mis en place un dispositif de sécurité.

photo Des secouristes de la CRL emportant une victime.

“GEBRANE TUÉNI N’EST PAS MORT ET “AN-NAHAR” CONTINUE”
C’est par ces mots historiques, manchette d’An-Nahar au lendemain du crime, que M. Ghassan Tuéni, père du journaliste assassiné, a intimé à tous: “Interdit de pleurer”, signifiant par là la poursuite de la lutte pour la bonne cause. Il arrivait directement de l’aéroport aux locaux du quotidien, en provenance de Paris où M. Dominique de Villepin venait de le décorer à Matignon de la Légion d’honneur.
M. Tuéni était accompagné de son épouse, Chadia el-Khazen, de sa petite-fille Nayla Tuéni, Samir Tuéni, Joumana Moutran et Joseph Khoury. Il était attendu aussi, à l’aéroport de Beyrouth par un grand nombre de personnalités politiques, notamment le Premier ministre Fouad Sanioura. Dès la confirmation de la nouvelle, les journalistes d’An-Nahar avaient accouru à leurs bureaux, partageant ensemble leur trop grande affliction, dans une vaine tentative de comprendre l’absurde. Dans leurs yeux bouffis, d’où s’écoulent des larmes chaudes et amères une question: Pourquoi est-il rentré, leur cher Gebrane? Ils regardent défiler les personnalités accourues, elles aussi, au “Nahar” où dans l’aile du P-DG, son épouse Siham et sa fille Michelle reçoivent les condoléances. On ressent avec acuité une impression de déjà-vu, une autre absence: celle, aussi, d’une grande plume, Samir Kassir qui nous quittait dans des circonstances semblables le 2 juin dernier... Mais c’était, alors, la voix tonitruante de Gebrane Tuéni qui dénonçait l’attentat... le “Nahar” aura payé le prix fort de la liberté de penser, de dire et d’écrire... mais c’est le lot des grands.
Le bâtiment d’An-Nahar est noyé par la foule multicolore qui agite les drapeaux libanais et s’époumonne à crier sa haine du régime syrien. Les universitaires de toutes les institutions libanaises sont venus en masse: de l’UL, de l’USJ, de l’AUB, la LAU, la NDU, l’Université arabe. Ils sont de droite et de gauche, Kataëb, communistes, FL, CPL, PSP, Bloc National, PNL et ceux de la “Jama’a Islamiyya”, du Courant du Futur. Ils conspuent la Syrie, invitant le chef de l’Etat à démissionner... A bout de nerfs, éplorées, les mères des détenus libanais en Syrie sont là, également, criant leur rage de perdre un de leurs principaux supporters. Leurs voix s’étranglent dans la nuit tombante, éclairée seulement par le retour de Ghassan Tuéni et son tranchant “Interdit de pleurer”, lancé à la ronde... Déjà, sur le fauteuil de Gebrane, désormais vide, son foulard rouge et blanc symbole de l’Indépendance revendiquée à cor et à cri et sur son bureau qui a vu naître tant d’éditoriaux incisifs, une rose blanche, identique à celle qu’il avait posée un jour de juin sur celui de Samir Kassir.

photo Tristesse et stupeur se lisant sur le visage de Siham Tuéni, épouse de Gebrane.

photo La fille du martyr, Michèle et des proches atterrés par l’ampleur du drame.

ACHRAFIEH SE SOULÈVE
Dès l’annonce de l’atroce nouvelle et dans un élan spontané, les jeunes universitaires qui s’identifiaient si bien à Gebrane Tuéni et se reconnaissaient en lui qui avait porté leurs espérances et leurs aspirations sur les plus hautes tribunes, les avait compris et protégés, voire formés en quelque sorte à bonne école, en leur ouvrant les portes du “Nahar Ach-Chabab”, les jeunes se sont empressés de quitter leurs universités prenant d’assaut la place Sassine et coupant tout accès. Achrafieh, en deuil, a sonné le glas de ses églises et la foule abasourdie par la nouvelle, est descendue dans la rue à la recherche d’une quelconque consolation. M. Khaled Kabbani, ministre de l’Education, a décrété la fermeture des écoles, des universités, des instituts publics et privés jusqu’après les obsèques, observant ainsi un deuil de deux jours. De même, Mgr Elias Audeh, métropolite de Beyrouth, a appelé à la fermeture des écoles de rite grec orthodoxe suivies par celles des rites catholique et évangélique, par les propriétaires des écoles privées, l’Université de Balamand... alors que les Ordres des dentistes et des avocats ont observé une grève générale.
Les commerces ont tôt fait de fermer leurs portes à Achrafieh et l’Association des commerçants de Beyrouth a observé une grève générale. Toujours à Achrafieh, la famille de André Mrad est éplorée. Sa mère le pleure à chaudes larmes. Son épouse est hébétée: “Il est parti”. A l’école des Trois Docteurs, à Mar Mitr, les Flouty sont incrédules et, bien que plongés dans l’affliction la plus totale, ne semblent pas réaliser encore ce qui leur arrive.

photo M. Charles Rizk, ministre de la Justice.

photo M. Ghassan Moukheiber, député du Metn.

SANIOURA: “NOUS NE NOUS SOUMETTRONS PAS”
C’est en ces termes que le Premier ministre, Fouad Sanioura, bouillonnant d’une colère contenue, s’est adressé aux Libanais, peu après l’annonce de l’assassinat de Gebrane Tuéni, assurant qu’il demandera au Conseil de sécurité de se pencher sur ce crime, comme sur tous ceux qui ont été commis depuis un an et réclamera la mise en place d’un tribunal international dans l’affaire Rafic Hariri, invoquant les dernières déclarations du président Bachar Assad, sur une éventuelle “déstabilisation de la région, en cas de sanctions infligées à la Syrie” et pointant du doigt “ses menaces. Les criminels continuent à nous tuer l’un après l’autre, mais nous ne nous soumettrons pas, quel que soit le prix à payer. Le crime a encore une fois frappé ce matin, visant l’une de nos éminentes personnalités, le militant, martyr-député et grand journaliste Gebrane Ghassan Tuéni, qui a rejoint le cortège des martyrs de la deuxième indépendance dans leur lutte contre les tentatives quotidiennes de faire plier les Libanais (...). Non et mille fois non. Même s’il ne devait rester qu’un seul survivant parmi nous, nous avons décidé de ne pas laisser tomber le processus de liberté, d’indépendance, d’union et de souveraineté. Mais avec l’élargissement de cette blessure géante qui continue à saigner, il ne nous reste qu’à affronter ces criminels haineux jusqu’à les vaincre. Gebrane Tuéni était, depuis le début, une voix vibrante en faveur de la liberté, mais ils ont voulu le faire taire en pensant terroriser les Libanais”, a dit M. Sanioura qui a rattaché le crime à la remise à New York du rapport Mehlis sur l’assassinat de Rafic Hariri et ce qu’il peut contenir comme indications, à la lumière des déclarations, menaces et messages lancés depuis quelques jours et dont le contenu est clair et évident.
“Je vais demander que le Conseil de sécurité se penche sur ce crime et sur les autres crimes commis depuis la tentative d’assassinat de Marwan Hamadé”, a conclu M. Sanioura.

Emié: “Tuéni, un acteur du printemps de Beyrouth”

photoM. Bernard Emié, ambassadeur de France, s’est rendu aux locaux d’An-Nahar peu après l’attentat. Condamnant avec la plus extrême fermeté l’ignoble crime, il a rendu hommage à la personnalité de M. Gebrane Tuéni, “grand éditorialiste, l’un des symboles de la liberté et de l’indépendance, comme du courage de la presse libanaise. Nous nous souvenons que M. Tuéni a été l’un des grands acteurs du “printemps de Beyrouth”. Toute la lumière doit être faite sur les responsables de cet assassinat barbare (...) Nous resterons mobilisés pour que rien n’entrave la quête du peuple libanais pour sa pleine indépendance et sa pleine liberté comme pour la connaissance de la vérité sur tous ces crimes”.


Feltman: “Un champion des libertés”

photoM. Jeffrey Feltman, ambassadeur des Etats-Unis, a qualifié l’assassinat de “crime barbare contre un des plus grands champions de la li-berté”, réitérant “le soutien de son pays au gouvernement libanais engagé dans des réformes vitales destinées à consolider ses institutions démocratiques”.


Communiqué de presse de l’UIPF- section Liban

Gebrane Tuéni était - et restera l’un des visages phares de la révolution du Cèdre. Un carrefour à lui tout seul, vers lequel convergeaient immanquablement, comme attirés par un aimant, ces concepts sans lesquels il est impossible de ressusciter le Liban: la liberté, l’indépendance, la souveraineté, le droit, la loi, l’équité. Et la démocratie. L’Union internationale de la presse francophone - section Liban condamne avec la plus extrême fermeté l’odieux attentat qui a coûté la vie à un homme dont la seule épée était sa plume; un attentat qui visait, au-delà de Gebrane Tuéni, aussi bien l’ensemble des Libanais, chrétiens et musulmans, que le processus de réhabilitation du pays. L’UIPF-section Liban adresse ses condoléances à sa famille, à tout le personnel du journal an-Nahar et à tous les Libanais.


Baalbaki et Karam: “Une plume rapide, un esprit aiguisé et vif”

MM. Mohamed Baalbaki et Melhem Karam, présidents respectifs des Ordres de la Presse et des journalistes, ont tenu une réunion commune peu après l’annonce de la nouvelle, en présence des Conseils de leurs Ordres. Ils ont condamné avec force le crime abject et ses instigateurs, commanditaires et exécuteurs déclarant que “le grand martyr Gebrane Tuéni incarnait une valeur professionnelle, morale et patriotique distinguée. La plume rapide, l’esprit aiguisé et vif comme l’éclair, jamais pris de court, toujours prêt. La presse libanaise et arabe est durement éprouvée par cette perte irréparable.
Nous présentons nos sincères condoléances à M. Ghassan Tuéni, le grand homme et collègue, à l’équipe du “Nahar”, au parlement libanais et à la presse libanaise et arabe”.


L’attentat revendiqué par un groupe inconnu

“Les combattants de l’unité et de la liberté du Levant” un groupe jusque-là inconnu, a revendiqué l’attentat qui a coûté la vie à Gebrane Tuéni.
L’Agence Reuters a publié le communiqué dans lequel le groupe en question menace “tous ceux qui s’opposent à “l’arabisme” au Liban.
“Nous avons brisé la plume de Gebrane Tuéni, bâillonné pour toujours et transformé “An-Nahar” en une nuit très sombre”,... Nous avons réussi aujourd’hui, une nouvelle fois, à liquider un autre de ces porte-parole qui répandent leur poison, leurs mensonges et n’ont cessé de le faire malgré des avertissements répétés”, dit le texte qui ne porte pas d’emblème, ni de signature et dont l’authenticité n’a pu être vérifiée.

NICOLE EL-KAREH NAÏM
Article paru dans "La Revue du Liban" N° 4032 Du 17 Au 24 Decembre 2005
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