Le temps des assassins...
Par René AGGIOURI

L’assassinat du jeune ministre, Pierre Gemayel, en plein jour, par des personnages à visage découvert, dans une rue fréquentée, laissant sur les lieux du crime des indices matériels, est censé pouvoir être aisément élucidé. Le modus opérandi était donc différent des autres crimes qui secouent le Liban depuis plus d’un an. Cependant, sans attendre les résultats de l’enquête, la réaction populaire a pointé, tout de suite, un doigt accusateur contre la Syrie déjà accusée de tous les crimes précédents.
Dès lors, le Liban se trouve plongé dans une crise nationale, dont personne n’est encore en mesure de prévoir les développements et les conséquences. Cette crise est, en fait, sans précédent. Et beaucoup de Libanais, déboussolés, se hâtent de faire leurs valises.
Tandis que d’autres, fort heureusement, gardent leur sang-froid et ne renoncent pas à leurs racines.
Cependant, les différents ténors de la scène politique, aussi bien ceux qui représentent des familles jouissant d’une assise historique que ceux qui se sont autoproclamés chefs de parti (il suffit de faire afficher son portrait dans les rues et de tenir des meetings oratoires), tous sont très forts pour multiplier les discours, mais se révèlent impuissants à se rencontrer sur une base nationale de sauvegarde des fondements d’un Liban indépendant. C’est pourtant, là le but et la justification de leur existence. Sur le papier.
Il y a dans cette impuissance la source de tous les périls.

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Les souvenirs personnels ne sont peut-être pas sans intérêt en ce moment.
Je n’ai pas connu le jeune Pierre Gemayel que le Liban vient de perdre. Mais j’ai eu le privilège de collaborer étroitement avec son grand-père, Pierre, le fondateur du parti Kataëb. Dès 1943, à la Faculté de Droit, j’avais lancé un bulletin politique, Action estu-diantine bilingue français-arabe. Son succès et son influence furent, tels que Pierre Gemayel m’avait demandé de l’abandonner pour venir m’occuper de la relance de l’hebdomadaire Action (porte-parole officiel du Parti) qui périclitait faute de direction.
Ce fut, dès lors, une longue période de collaboration. Pierre tenait à ce que je passe tous les jours à sa pharmacie, place des Martyrs (ou des canons) pour me tenir au courant. J’y voyais défiler tous les hommes politiques de l’époque. Les plus fréquents étaient Henri Pharaon et Camille Chamoun, toujours d’une parfaite élégance, très british. Il venait d’être nommé ambassadeur à Londres.
Plus tard, quand j’ai commencé à rédiger les éditoriaux de L’Orient Pierre passait tous les jours me cueillir à midi pour aller prendre un bain de mer à Ras-Beyrouth. Après quoi, on allait ensemble déjeuner d’un bol de lait caillé chez les fameux Aoun, rue du Liban. Je crois que sa boutique, modernisée, est toujours là.
C’étaient des moments inoubliables d’amitié et de confiance.
Puis, ce fut 1958. L’insurrection suivie de l’élection du général Chéhab à la présidence de la République. Le nouveau gouvernement peinait à trouver une formule réunissant le tandem Chamoun-Gemayel avec leurs adversaires. Pour résoudre le problème, il fallait absolument rompre ce qu’on appelait le “front chrétien”. Il était clair que la difficulté pour résoudre la crise provenait des conditions que posait le parti chamounien. Il fallait donc de toute évidence renoncer à cette alliance Gemayel-Chamoun et tabler sur un rapprochement Gemayel-Eddé.
Pour ce faire, j’avais demandé à Edouard Saab qui était l’un de mes principaux collaborateurs à L’Orient et très proche des Kataëb, d’aller sonder le terrain au sein de ce parti. Il était revenu avec des impressions très positives. J’en ai fait part aussitôt au président Chéhab qui m’a répondu: “C’est bien à quoi je pense précisément. Je vous tiendrais au courant d’ici deux jours”. Mais les jours passaient et la situation s’aggravait. Beyrouth était devenue une ville morte. Toutes les routes entre les centres d’estivage de la montagne et la capitale étaient coupées par des barrages tenus par des hommes des partis. Le président me rappelait de temps à autre pour me rassu-rer, qu’il réussirait. Il devait, en effet, réussir en formant le fameux “Cabinet des 4” réunissant, le couple Karamé-Oueyni au tandem Gemayel-Raymond Eddé. Ils ont ramené la paix. On doit à Oueyni, ministre des Affaires étrangères, la célèbre rencontre Chéhab-Abdel-Nasser dans une cabane dressée à cheval exactement sur la ligne frontière Liban-Syrie, au milieu des champs labourés et boueux qu’il fallait traverser à pied, mais pour des militaires ce n’était pas un problème.

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Le rappel de ces souvenirs en ces circonstances a-t-il encore un intérêt?
Peut-être, si l’on essaye de saisir cette occasion pour voir les différences entre la situation que nous vivons aujourd’hui et celle de 1958 et en tirer une leçon autant que possible.
Les données strictement libanaises n’ont pas fondamentalement changé, mais les données régionales, en revanche, beaucoup.
Le nombre des acteurs et leurs objectifs sont actuellement très différents de ce qu’on avait connu. En 1958, face au Liban, Abdel-Nasser était le seul personnage qui comptait vraiment. Les Américains, les “Marines”, étaient intervenus mais avec des objectifs très limités. Et ils étaient repartis quatre jours avant la date préétablie. Il n’était pas question de métamorphoser le “grand Moyen-Orient”. Aujourd’hui, le nombre des intervenants, connus ou dissimulés est quasiment infini. Et toute cette région du Proche et Moyen-Orient, est sens dessus-dessous. L’armée américaine est déjà massivement dans la région et ne veut pas décider la date de son ré-embarquement. La menace de déstabilisation est partout. Et les mécanismes de consultation et de coopération sont rendus inefficaces.
Il n’existe plus de personnalité dominante ni sur la scène libanaise (M. Sanioura fait ce qu’il peut et il a beaucoup de mérite, mais il manque de surface), ni sur la scène régionale (la Ligue arabe collectionne les ratés).
Europe et Amérique, qui pouvaient être jadis, une référence et un appui, ont perdu leur prestige. Non seulement on ne les écoute plus, mais certains les combattent ouvertement. Israël, qui leur doit son existence même ne les écoute plus. On a entendu, récemment, un ministre de M. Olmert se gausser, grossièrement, d’une initiative franco-espagnole pour ramener la paix.
Enfin, le crime est devenu un mode d’action politique dans le monde arabe et les “assassinats ciblés” en Palestine.
Dans ces conditions, à défaut de personnalités politiques audibles, il faudra peut-être en venir un jour à mettre les commandes aux mains de policiers compétents et rigoureux assistés de juges de stature exceptionnelle.
C’est ainsi qu’on enterre la démocratie, objet des soins de M. Bush.

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