Adieu Pierre Gemayel
Micheline Abi-Khalil

Hier, la place des martyrs ne pouvait contenir le flot des centaines de milliers de manifestants venus des quatre coins du pays rendre un dernier hommage au ministre de l’Industrie Pierre Gemayel. Rappelant le souvenir de la marée humaine qui a pris d’assaut dans la liesse générale le cœur de Beyrouth, il y a plus d’un an, le flot des Libanais, mobilisés pour protester contre l’ignoble crime et le dénoncer, n’avait hier pas le cœur à la fête. Douleur, consternation, colère… des sentiments mitigés secouaient la masse. Une atmosphère triste, régnait sur la foule, hébétée, encore sous le choc.

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Dès les premières heures du matin, les convois des partisans des différents pôles de la majorité ont commencé à affluer vers la place des Martyrs. Des cadres phalangistes, du PNL, du PSP, des FL, du Courant du Futur et d’autres ont envahi la place et les alentours de la cathédrale maronite de Saint-Georges. Certains ont dormi sur place afin d’éviter d’être pris dans les bouchons. Bouclé strictement par les forces de l’ordre, le centre-ville a été en l’espace de quelques heures noyé par la déferlante humaine venue dire un ultime adieu au martyr, digne fils d’une lignée qui malgré les épreuves qu’elle a subies au fil des ans, n’hésitait pas à se sacrifier pour le Liban.

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Le cardinal Sfeir présidant l’office funèbre.

En ce 23 novembre 2006, la foule compacte, sans cesse renflouée par les vagues des nouveaux arrivants, hurlait sa douleur, son chagrin mais aussi sa rage. Du fin fond du Nord, du Sud, de Marjeyoun, de Jezzine, de toutes les localités du Mont-Liban, de Beyrouth, ils sont venus. Brandissant les oriflammes partisanes, le drapeau libanais, des portraits du martyr mais aussi de tous les martyrs du pays du Cèdre, des pancartes fustigeant les présidents syrien et iranien Bachar Assad et Ahmadinejad, le président de la République Emile Lahoud, ainsi que le général Michel Aoun, scandant à tue-tête des slogans d’appui à la majorité, les partisans de la majorité sont descendus dans la rue pour renouveler leur attachement à la liberté, la souveraineté et l’indépendance du Liban, mais aussi pour réaffirmer que l’inti-midation ne réussira pas à les faire reculer. Que le sang n’aura pas été versé en vain!

photo Mère et épouse inconsolables.

photo Les leaders réunis.

Alors qu’au centre-ville la place de la Liberté se remplissait à vue d’œil, à Bickfaya la famille faisait des adieux émouvants au disparu. Aux alentours de 9 h, le cortège funèbre prend le chemin vers Beyrouth. Difficilement, lentement, il avance à travers le Metn, retardé par les masses qui l’accueillent avec des pétales de rose, du riz, des applaudissements, bloqué par les bouchons et les centaines de voitures qui se dirigeaient aussi place des Martyrs. Vers 11h10, le cortège atteint Jdeidé. Ce n’est que vers 11h40 qu’il parvient à Dora. Là aussi, le cortège est salué, bloqué. 11h50, il arrive au siège central des Kataëb à Saïfi où son garde du corps Samir Chartouni l’a précédé. A Saïfi, un portrait géant est accroché en plus d’une banderole “Pour le Liban”. Nadim Bachir Gemayel, cadres, amis, supporters attendent aussi depuis le matin. Et les personnalités défilent. Dans la salle “Joseph Chader” les dépouilles des deux martyrs reposent ensemble, côte à côte. Elles visitent pour la dernière fois le siège central. Les cadres, émus aux larmes, se recueillent. De Saïfi vers la cathédrale Saint-Georges, le cercueil avance péniblement. Derrière le cortège, marchent les membres de la famille du ministre de l’Industrie, sa mère Joyce, Sami son frère, Nadim son cousin, Solange sa tante, le président Gemayel entouré du chef du parti Kataëb Karim Pakradouni, du ministre de l’Education Khaled Kabbani, de l’ancien député Mansour el-Bone.

photo Le ministre français des Affaires étrangères Philippe Douste-Blazy présente ses condoléances au président Gemayel.

photo Le président Amine Gemayel s’adressant à la foule.

Simultanément, la cathédrale Saint-Georges où une chapelle ardente est montée, se remplit peu à peu de monde. En présence des leaders de la majorité, Fouad Sanioura, Walid Joumblatt, Saad Hariri, Samir Geagea, du ministre français des Affaires étrangères Philippe Douste-Blazy, du représentant du président égyptien Hosni Moubarak, du représentant de l’émir du Qatar, du représentant du secrétaire général de l’ONU Geir Pederson, de l’ambassadeur de France Bernard Emié, du secrétaire général de la Ligue arabe Amr Moussa, du président Nabih Berri, des nombreuses personna-lités du “14 mars”, d’une foule du monde diplomatique, socio-économique, des députés représentant le CPL, Gilberte Zouein, Walid Khoury, Ghassan Moukheïber, d’une délégation de cheikhs druzes, sayyed Ali el-Amine... et en l’absence d’un représentant du président de la République, le cercueil de Samir Chartouni fait son entrée, précédé par les membres de sa famille. Encore quelques minutes et le tour au cercueil de Pierre Gemayel accueilli par les applaudissements. Enfin, le président Gemayel dévasté, fait son entrée, pour assister aux funérailles de son propre fils.
L’office funèbre est présidé par le patriarche maronite le cardinal Mar Nasrallah Boutros Sfeir secondé par une foule de prélats dont entre autres Mgr Roland Abou-Jaoudé, Boulos Matar, Béchara Al-Rahi, Francis Al- Baïssari, André Haddad, Youssef Béchara et Elias Audé.
Après l’Evangile, lecture du message adressé par le pape Benoît XVI à la famille du ministre disparu. Au cours de ce message, le Saint-Père présente ses condoléances émues à la famille Gemayel durement éprouvée par cet acte inqualifiable et invite les Libanais à être solidaires en ces circonstances et s’engager, désormais, d’une manière renouvelée dans la construction d’un Liban autonome et toujours plus fraternal, prenant soin à une participation active de toutes les composantes de la société nationale (..).
Enumérant les mérites du ministre disparu, le patriarche maronite Nasrallah Sfeir qui s’est attardé sur le caractère particulier de ce dernier crime, a appelé les Libanais à refuser les dissensions et à œuvrer ensemble pour reconstruire et édifier le Liban. Invitant les leaders libanais à se montrer désintéressés, il les a incités à se prendre en mains et à endosser leurs responsabilités, à reconstruire le pays et à rebâtir la confiance des citoyens qui, dit-il, se pressent devant les portes des ambassades en quête de visas pour émigrer.
L’oraison funèbre achevée, les leaders du “14 mars” se sont succédé à la tribune.
S’adressant à une foule déchaînée, le leader druze Walid Joumblatt tient un discours enflammé. Dans son allocution, le chef du PSP affirme: “Ils ne nous dissuaderont pas de notre amour pour la patrie, de notre amour pour la joie, de notre attachement à l’Indépendance, de notre refus de la culture de la mort, de la peur de notre refus des axes, des axes noirs, des moyens âges, de notre refus de la dictature, de l’esclavage, de la globalité, d’empêcher les armes, de protéger l’Etat, le Sud (..) Ils ne nous dissuaderont pas de notre droit à la vérité, au tribunal international, de notre attachement au Liban” soulignant que “malgré notre peine et notre souffrance, nous sommes pour le dialogue” (…).
Lui succédant à la tribune, Saad Hariri, chef du Courant du Futur interpelle la population du “14 mars” leur disant: “Aujourd’hui vous apportez la preuve à ceux qui vous accusent d’être une majorité fictive, que vous êtes une majorité réelle. Nous sommes la majorité et vous êtes la fiction, nous sommes la liberté, l’unité nationale”. Entrecoupé de cris fustigeant le régime syrien, le président de la République, il poursuit: “A ceux-ci, nous disons délaissez vos illusions et retrouvez la vérité, la souveraineté (..) Nous resterons jusqu’à ce que la justice soit faite, que la vérité soit rétablie, que le Liban soit vainqueur” (…).
Renouvelant ses attaques envers le président de la République, le chef des FL Samir Geagea affirme que “les masques sont tombés”. “Nous n’aurons pas peur, nous ne nous résignerons pas, nous ne nous soumettrons pas, nous ne reculerons pas avant que les criminels ne soient punis, avant que la justice soit faite, avant l’édification de l’Etat (..)”. Et d’ajouter: “Ils voulaient une confrontation, ils l’auront. Prétextant la participation et la corruption ils n’ont pas osé le dire clairement. Ce Cabinet restera, car il est constitutionnel. Il puise sa légtimité dans notre Chambre, dans notre présence, c’est le gouvernement de la liberté et de la souveraineté (..) L’histoire jugera le président Lahoud” (..).
Le père du martyr, le président Gemayel a estimé que le compte à rebours de l’Intifada de l’Indépendance II a commencé. Faisant allusion au général Michel Aoun sans le nommer, le président Gemayel a affirmé que la réforme et le changement commencent par le haut de la pyramide, par la présidence de la République (...) promettant des mesures pratiques qui seront élaborées dans les heures à venir.
Le ministre des Télécommunications Marwan Hamadé, ainsi que Assaad Harmouche de la Jamaa Islamiya devaient, également, prendre la parole.
Alors que la dépouille du martyr faisait son dernier voyage vers Bickfaya pour être inhumée dans le caveau familial, les manifestants ont décidé de maintenir leur sit-in place des Martyrs sachant que tôt dans la journée, des instructions ont été données aux comités estudiantins de rester sur place et ce jusqu’à la destitution du président de la République et de l’approbation du tribunal international.

Voir Aussi: L'indépendance rouge-sang
               Pierre Gemayel assassiné en plein jour
Article paru dans "La Revue du Liban" N° 4081 Du 25 Novembre Au 2 Decembre 2006
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